Débats de fond sur le monde moderne

Une antenne du forum HS

Antoine Coppolani – Richard Nixon

Ça faisait un moment que j’avais envie de lire quelque chose sur Nixon, d’une part parce qu’il était souvent présenté comme le précurseur ou l’ancêtre du MAGA, d’autre part parce que le personnage lui-même m’avait l’air intéressant, en raison de l’ampleur de ses réalisations et de celle de la détestation qu’il semblait susciter. J’ai un temps envisagé d’affronter directement la biographie de référence, massive, par Stephen Ambrose en trois volumes, mais les frais de port des livres depuis les USA m’ont fait reculer. Je me suis donc tourné vers le pavé d’Antoine Coppolani, qui, avec ses 1170 pages et ses recensions positives, me semblait en mesure de me fournir une bonne vision du personnage.

Dans l’ensemble, c’est très réussi : le livre n’est pas exhaustif (pour ça, je pense qu’il faut se plonger dans les plus de 2000 pages d’Ambrose), mais il est plutôt complet, ce qui n’est pas évident lorsque le sujet est un personnage pareil. La structure du livre est un peu moins heureuse : les 400 premières pages environ sont une biographie chronologique, fouillée et vivante, qui raconte la vie de Nixon, son action politique et ses évolutions psychologiques au fur et à mesure, en prenant tout le temps nécessaire pour bien poser les éléments de contexte, y compris la société américaine de l’époque. En revanche, à partir du moment où Nixon est élu Président des Etats-Unis, en 1968, les choses changent : l’auteur a décidé de découper chacun des chapitres suivant par thème – un sur la politique intérieure, un sur le Vietnam, un sur le Watergate, etc. Ce découpage fait malheureusement perdre tout sens de la chronologie (puisqu’on « redécouvre » le Nixon de 1968 à chaque nouveau début de chapitre) et ne permet pas de se rendre bien compte de la situation globale à laquelle Nixon devait faire face quand il prenait une décision – le progrès de la Détente, la défaite au Vietnam, les manifestations anti-guerre, la déségrégation, le développement du Watergate, tous ces évènements se sont passés en même temps, et ont été traités simultanément par Nixon et ses équipes, souvent en rapport les unes avec les autres (par exemple, les efforts diplomatiques de Nixon vis à vis des soviétiques et de la Chine étaient gros d’enjeux vis à vis de et influencés par le déroulement de la guerre entre le Sud-Vietnam soutenu par les US et le Nord-Vietnam communiste soutenu par le bloc de l’Est). Ce découpage est donc hautement regrettable.

Cependant, l’aspect le plus important de cet ouvrage me semble être que son auteur est un français, qui n’a pas le même rapport à Nixon que ses nombreux biographes américains – qui, pour une part cherchent à le réhabiliter, pour une autre part à le décrire comme le diable qu’il était. Coppolani s’engage tout au long du livre dans une vision équilibrée du personnage, où il cherche à mettre en lumière aussi bien son côté sombre que son côté plus honorable, soulignant quand l’un l’emporte sur l’autre et vice-versa. Jamais l’auteur ne semble avoir de compte à régler, et de même prend-il toujours le temps pour présenter les différentes analyses qui étaient faites de tel ou tel comportement du Président. Bref, c’est un livre que je recommande sans hésitation si vous souhaitez chercher à savoir qui était Nixon.

Mais, justement, qui était Nixon ? Il y a des individus qui s’effacent derrière leur idéologie, et d’autres qui n’en ont pas. Nixon se classe plutôt vers cette seconde catégorie qu’entre les deux, sans pour autant avoir été dénué d’idées : au cœur de son action se retrouvent toujours quelques grands principes idéologiques (l’objectif de la paix, le recours à la diplomatie, la majorité silencieuse…) mais autant voire plus son caractère. Sur bien des points, on peut le comparer à l’actuel locataire de la Maison Blanche, mais pour beaucoup d’autres, la comparaison est injuste.

Quel caractère ? D’abord, celui d’un introverti, solitaire et socialement maladroit. Drôle de profil pour un politicien ! Et pourtant, c’était bien le cas : Nixon se forçât toute sa vie à participer aux activités publiques, mais il était assez clair que ce n’était pas la sociabilité qui l’étouffait. Dès ses études supérieures, l’encore jeune Richard participait à tout un tas de clubs et organisations, où son dynamisme et sa force de travail étaient appréciées mais où il ne retirait – et ne cherchait – aucun ami. Même devenu politicien, ses seuls amis furent ceux qui savaient se faire oublier en sa présence, afin que Nixon puisse faire comme s’ils n’étaient pas là. Au sein même de la Maison Blanche, il préférait travailler dans une petite salle annexe que dans le Bureau Ovale, moins peuplée, et, s’il n’avait aucun problème pour intervenir devant des foules ou même débattre face à un adversaire, les relations sociales ordinaires lui étaient plus difficiles – même lorsqu’il s’agissait de discuter seul avec seul avec la Première Ministre israélienne Golda Meir, Nixon n’était pas à son aise. Ce trait de caractère se retrouva à différents niveaux tout au long de sa vie, et le conduisait à certains comportements un peu étranges – par exemple, sa tendance à imiter les autres qui savaient mieux se comporter en société que lui. Ainsi, il reprit d’Einsenhower, dont il fut le vice-président, la manie de faire des V de la victoire, qui allaient bien à Eisenhower :

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Et qui allaient moins bien à Nixon :
Nixon Victory

De la même façon, il fut frappé pendant la campagne de 1960 (sa première candidature pour devenir Président) par l’énergie et le charisme qui émanait de son adversaire Démocrate, John Fitzgerald Kennedy. En particulier, un cliché de Kennedy marchant sur la plage, l’air jeune, détendu, heureux et en pleine forme avait retenu l’attention des reporters, et par extension celle de Nixon, qui souhaita alors faire la même chose. Le résultat fut la première version d’un meme désormais célèbre :

The  Kennedy Stride :

JFK Chad Stride

Versus :

The  Nixon Walk :

The Nixon Virgin Walk

Ce goût de la solitude se prolongeait d’un goût du secret nettement marqué, qui ne fit qu’empirer avec son arrivée à la Maison Blanche et l’affrontement inévitable avec des journalistes hostiles prêts à susciter toutes les fuites qu’ils pourraient. Nixon mena sa politique étrangère largement en solitaire, laissant son Secrétaire d’Etat dans l’obscurité quand à ses intentions, et travaillant presque uniquement avec Kissinger et sa petite équipe pour résoudre tous les sujets d’ordre international qui pouvaient apparaître. Deux diplomaties parallèles existaient donc – celle, officielle et publique, mais largement inutile du secrétariat d’Etat, et celle, officieuse et dissimulée mais tout à fait efficace, de Nixon et Kissinger. Si les résultats de Nixon en politique étrangère peuvent sembler justifier ce fonctionnement, son goût du secret se mua en complexe obsidional et en paranoïa au fil des ans, le désormais Président des Etats-Unis se voyant presque seul au sein de la Maison Blanche contre un ensemble obscur de forces voulant le faire tomber – les Démocrates, les journalistes, le FBI, la CIA, le Parti Républicain lui-même, les équipes du Secrétariat d’Etat, etc. C’est de cette paranoïa que naquit l’affaire du Watergate, qui provoqua sa chute : prêt à tout pour faire cesser les fuites, Nixon avait monté une équipe interne à la Maison Blanche dite des « Plombiers » (pour… réparer les fuites), distinct des services de renseignement de l’Etat et à qui il laissa carte blanche et de plus en plus de moyens. Souhaitant également se libérer du Parti Républicain, Nixon créa le Comité pour la Réélection du Président (CRP), afin de financer sa campagne de 1972. Le CRP, rapidement renommé le « CREEP » par ceux qui en étaient familiers (ça ne s’invente pas), servi à financer le groupe toujours plus mafieux et obscur des « Plombiers », qui réunissait des loyalistes fanatiques au Président, des gangsters et autres aventuriers bras cassés qu’on retrouve inévitablement dans ce genre de situations. Ceux-ci décidèrent finalement de pénétrer dans le « Watergate », l’hôtel où siégeaient les locaux du Parti Démocrate pour y poser des micros, intrusion qui tourna mal et fit remonter progressivement les enquêteurs jusqu’à ce service très spécial de la Maison Blanche. Nixon aurait pu survivre au Watergate, n’étant même pas au courant de la décision de ses hommes de mener pareille action – mais il décida plutôt de les couvrir, et se retrouva de plus en plus isolé jusqu’à se retrouver effectivement seul contre tous, menacé de destitution par le Congrès et de prison par la justice.

Pourtant, même si Nixon avait eu vent du projet de ses subordonnés, il est peu probable qu’il les en aurait empêché. On reproche souvent à des hommes politiques d’afficher une vertu en public pour dissimuler leurs vices privés. Chez Nixon, c’était l’inverse : sa vie privée fut moralement impeccable – mari fidèle, bon père de famille, aucun appétit pour l’argent ou l’enrichissement illégal, aucune réelle soif de pouvoir, etc. Dans sa vie publique, en revanche, il ne s’embarrassait pas de morale : ce n’était pas qu’il la méprisait ou considérait que la fin justifiait les moyens, c’était qu’il croyait fermement que la morale n’existait pas en politique, et que, s’il était assez bête pour la respecter, ses ennemis ne feraient pas la même erreur. Quand il ordonnait des opérations secrètes et illégales, Nixon n’était pas immoral, dans le sens qu’il se voyait comme quelqu’un faisant quelque chose de mal, mais amoral, parce qu’il ne prenait même pas cette donnée en compte. La surveillance de ses adversaires, les basses œuvres des « Plombiers », les tentatives de renversement de Salvador Allende ou le soutien au gouvernement sanguinaire du Pakistan ne l’affectaient pas plus que ça – pour lui, tous les moyens étaient bons, et il considérait que cette idée valait pour tout le monde. Il résuma son état d’esprit par une phrase restée dans les mémoires : « Quand le Président le fait, ça veut dire que ça n’est pas illégal. »

Mais pour Nixon, ces sombres manœuvres avait un but : celui d’accomplir des choses importantes en politique. Et, en matière d’ambitions comme de réalisations, les actions de Nixon furent aussi impressionnantes que ses méthodes étaient sinistres. Nixon ne se préoccupait pas beaucoup de la politique intérieure, qui ne l’intéressait pas, mais, même sur ce volet, son action ne fut pas négligeable. Il fut en pratique le dernier des Républicains progressistes, avant la reprise du parti par le camp conservateur sous la bannière de Reagan. S’il n’aimait pas la bureaucratie et les travailleurs sociaux, il n’était pas hostile aux programmes sociaux et fut le premier Président à proposer, bien avant Obama, une assurance maladie (plus ambitieuse d’ailleurs que l’Obamacare) et un vaste projet de réformes sociales. S’il chercha à conquérir l’électorat Démocrate raciste du Sud, il était pourtant en faveur des droits civiques (pour lesquels il avait voté) et appliqua avec diligence le programme de déségrégation des écoles demandé par la Cour Suprême. Il fut même, ironie de l’Histoire, le premier Président a déployer à grande échelle la « discrimination positive », dont l’idée avait émergée dans l’administration Johnson mais n’avait jamais été significativement mise en pratique. Nixon pensait que la mauvaise situation économique des Noirs Américains constituait l’un des principaux obstacles à leur intégration dans la société américaine, et considérait qu’une entorse à la méritocratie était acceptable si elle permettait de résoudre la question raciale.

Cependant, ce furent surtout en politique étrangère que ses actions eurent le plus de portée. Un objectif le guidait : éviter la guerre nucléaire et assurer la paix entre les grandes puissances militaires d’alors, les USA, l’Union Soviétique et la Chine maoïste. La Guerre Froide était alors vive, et la guerre du Vietnam battait son plein. Pire : au sein même du bloc communiste, la Chine et l’URSS s’apprêtaient à se sauter mutuellement à la gorge – Mao était parvenu à s’aliéner tous ses alliés européens, mais, bravache, jouait au plus stalinien que Staline, déclarant aux soviétiques que, même si une apocalypse nucléaire venait à balayer des centaines de millions de vies, ça ne ferait toujours qu’ « un tas de gens morts », sans grande incidence dans l’ordre des choses. Les soviétiques, en retour, prenaient Mao pour un fou construisant des bombes atomiques, et demandèrent même directement à Kissinger quel parti les Etats-Unis prendraient en cas de guerre sino-soviétique. Ces tensions aboutirent même à des tirs entre soldats soviétiques et chinois provoquant des dizaines de morts de chaque côté.

Nixon fit un pari : lui qui avait été anticommuniste toute sa vie était seul crédible aux yeux du Congrès et de l’opinion publique américaine pour réaliser l’impensable et tendre la main aux chinois. Dans le plus grand secret, il envoya Kissinger rencontrer Mao et Zhou Enlaï et préparer sa propre venue en Chine. La visite de Nixon au pays du maoïsme eut des conséquences géopolitiques profondes : les tensions entre soviétiques et chinois s’apaisèrent, de même que celles entre soviétiques et américains, chaque camp devant à présent effectuer une diplomatie triangulaire et non deux faces à faces distinct, sachant que les deux autres pays risquaient de s’unir contre lui s’il se montrait trop agressif. Contre les critiques anticommunistes qui s’élevaient du Parti Républicain et qui cherchaient l’affrontement avec l’URSS, Nixon put donc mettre en pratique la Détente que ses deux prédécesseurs avaient envisagés, et écarter pour un temps les risques d’affrontement nucléaires. Pour autant, la Détente n’impliquait pas que la paix fut revenue entre communistes et capitalistes : si les grandes puissances ne menaçaient plus de s’entre-annihiler par bombardements nucléaires, elles entendaient, plus ou moins ouvertement, continuer leur expansion par coups d’Etat et guerres conventionnelles par proxy dans le reste du monde – affrontements indirects où Nixon ne s’embarrassa pas plus de précautions morales que les soviétiques.

On peut voir à travers ces lignes quelques ressemblances entre le Président qui gouverna les Etats-Unis de 1969 à 1974, et celui qui les gouverne depuis 2016 – le sentiment pas totalement injustifié d’être seul contre tous, la volonté de rapprochement avec les anciens pays de l’Est, le désintérêt pour les interventions dans les conflits régionaux, le relatif progressisme économique et social par rapport à son parti, la conviction jamais explicitement formulée mais pourtant visible par tous que le Président peut se défaire des règles ordinaires des institutions… On pourrait en rajouter d’autres : la conviction que la politique est un « eux contre nous », le recours au discours sur la « majorité silencieuse » opposée aux « élites des côtes », le penchant pour les coups d’éclats et les actions audacieuses… Néanmoins, comparaison n’est pas raison : dans beaucoup de cas, ce qui peut apparaître comme idéologique chez Trump (« le peuple contre les élites ») était en fait un trait de la personnalité de Nixon (qui méprisait les élites en raison de ses origines modestes et le sentiment que les liberals des côtes n’avaient jamais acceptés les « petits » dans son genre), et vice-versa. Dans l’ensemble, Nixon fut un homme présentant des dispositions remarquables (intelligence, capacité de travail, volonté de réaliser ses grands objectifs de politique étrangère), mais profondément hanté par ses propres défauts et finalement dévoré par eux. Populiste par tempérament, il ne mena jamais véritablement de guerre contre les élites (hormis un projet de remplacement du Parti Républicain par un parti centriste qu’il envisagea après sa réélection triomphale mais qui fut torpillé par le Watergate) et travailla sincèrement à garantir la stabilité du monde, par tous les moyens et sans se préoccuper un instant du coût humain ou moral que cela pouvait entraîner. On voit là la limite de la comparaison avec Trump, populiste par conviction qui n’a pas d’aussi grande mission à accomplir sur la scène internationale pour le détourner de son affrontement avec les élites américaines.

COPPOLANI Antoine, Richard Nixon, Fayard, 2013, 1184 pages

Cet article est originellement paru sur le forum du HS en février 2018. Pour discuter de cet article, c’est ici : http://hachaisse.fr/viewtopic.php?f=2&t=84&start=1080#p309929