Les seules réalités internationales, ce sont les nations. La Russie boira le communisme comme le buvard boit l’encre.
Charles De Gaulle
Quelques décennies plus tard, l’actualité semble donner à nouveau raison au Général. L’Union Européenne, qui n’a jamais cherché à devenir une nation, fait aujourd’hui face à de fortes revendications identitaires – le problème étant que celles-ci risquent aussi de « boire » quelques États en même temps qu’elles boivent le « rêve européen ».
A quoi fais-je référence ? Aux indépendantismes européens au sein de pays que l’on croyait pourtant solides, et qui émergent à la faveur des crises. Je ne traite pas ici des indépendantismes « historiques » que sont les autonomismes basque ou corse, mais de phénomènes qui trouvent un nouvel écho ces dernières années. Un peu partout se dessinent des communautés désireuses de s’émanciper des Etats en place et qui réclament leur indépendance : les Flamands en Belgique, les Catalans en Espagne, l’Ecosse au Royaume-Uni, l’Italie du Nord… Ces « régionalismes » ont au moins un point en commun : ils ne veulent pas payer pour les autres, c’est-à-dire le reste du pays. Car en effet, là où la crise passe, il est des régions qui ne veulent pas partager le magot : au moment d’aider la Wallonie Belge, la riche Flandre s’oppose, et réclame une décentralisation plus poussée de l’Etat Belge – quand ce n’est pas un passage à une confédération, voire la scission pure, pour que les Wallons se débrouillent avec leurs dettes. Quand l’Italie du Sud est dans une piètre situation, celle du Nord, puissante, s’agace de devoir l’aider. Et lorsqu’il s’agit de toucher aux ressources pétrolières de l’Ecosse, ses habitants réclament une Ecosse libre.
Les régionalismes en question portent en fait atteinte à l’idée de la solidarité nationale : au sein d’un peuple, la population la plus aisée va automatiquement payer de sa poche pour aider les plus mal en point, et cela fonctionne aussi bien pour les individus que pour les régions. Hors, les régions ne veulent plus, et pour s’opposer, s’en prennent à l’appartenance nationale : parce qu’ils seraient distincts, ces peuples-là n’auraient pas à payer pour d’autres peuples. Les Flamands seraient avant tout Flamands plutôt que Belges, et devraient donc aider d’abord les Flamands – les Wallons, quant à eux, peuvent toujours s’entraider entre eux -, car pour quelle raison un peuple devrait-il en aider automatiquement et sans condition un autre ? Si un Catalan est prêt à aider un chômeur Catalan, il n’a aucune envie d’aider un chômeur Andalou ou Galicien. Si tous ces petits « égoïsmes » régionaux pouvaient se dissimuler en période de croissance, ils se révèlent lorsqu’il s’agit de passer à la caisse. Chacun est prêt à aider les siens… mais pas forcément plus. C’est là qu’entrent en jeu les revendications indépendantistes : pour éviter le transfert de richesses, et pour échapper aux lois de l’État central, les régions riches vont s’appuyer sur des cultures et histoires locales préexistantes pour prétendre à une certaine spécificité identitaire, donc à un statut de nation, donc à une potentielle indépendance. Et si ces bases culturelles et historiques ne sont pas présentes ou insuffisantes, les régionalistes peuvent toujours les créer de toutes pièces, comme le fait la Ligue du Nord italienne avec la Padanie, ou les indépendantistes basques qui cherchent des racines inexistantes à ce qu’ils voudraient être une nation. C’est peut-être là un des grands risques de la crise de la zone euro : voir la dislocation des États actuels en plusieurs petits États « régionaux » – ou, dans le « meilleur » des cas, un affaiblissement des États centraux face à des régions déjà bien renforcées par leur richesse et le soutien de Bruxelles.
Il est au moins un pays qui échappe à ça : la France. Parce que la France est devenue, à l’issue d’un long travail, une nation une et indivisible, et qu’il ne viendrait jamais à l’esprit de quelque Limousin ou Bourguignon de se dire qu’il est d’abord de telle ou telle région plutôt que de France. Pour l’habitant de la région parisienne, il est normal de transférer des fonds depuis l’Île-de-France vers la région Rhône-Alpes si celle-ci ne s’en sort pas, sans même qu’on lui demande son avis. Il peut râler qu’on donne trop aux chômeurs fainéants, mais il n’en voudra pas spécifiquement au chômeur breton ou Lillois : c’est bien le chômeur français qu’il visera, d’où qu’il vienne sur le territoire. De son côté, le Flamand indépendantiste s’inquiètera avant tout que son argent ne tombe pas aux mains d’un chômeur Wallon… et jugera que ce transfert n’a pas à avoir lieu si cela s’avérait être le cas. Alors que des pays peuvent se diviser pour ces raisons – l’État Belge est déjà passé au stade d’État fédéral, et risque de finir en confédération -, personne en France n’envisage sérieusement de cesser de payer pour d’autres Français en fonction de leur région d’origine.
On retrouve le même mécanisme au niveau Européen : lorsque l’Europe du Sud, Grèce, Italie ou Espagne réclame des fonds, l’Europe du Nord, Allemagne en tête, freine des quatre fers. Chaque pays défend cyniquement ses intérêts et fait repousser le versement de chaque tranche d’aide tant qu’il n’a pas obtenu ce qu’il désire. Et l’opinion publique n’acceptera pas éternellement de jeter de l’argent par la fenêtre pour aider la Grèce : il n y a pas de raison à cela. Un Français aide, naturellement, depuis qu’il verse des impôts, les régions les plus pauvres de la France, via la redistribution automatique organisée par la solidarité nationale. Il ne pense pas à contester ce mécanisme. Un Allemand en revanche, ne voit pas trop bien pourquoi il continuerait à payer pour des Grecs : ils ne font pas partie de la même communauté.
Cette absence de communauté européenne risque d’être fatale à l’UE : si celle-ci avait pris le temps et s’était donné les moyens de forger une véritable nation européenne, alors peut-être la solidarité entre les États membres paraîtrait aller de soi, puisque leurs habitants se représenteraient faire partie d’une même communauté, aux intérêts communs. Sans cette idée, sans cette nation européenne, toutefois, il est impossible d’établir un régime politique à la fois démocratique et fonctionnel à terme : les plus riches refuseront de payer pour les plus pauvres, les régionalismes européens nous le rappellent.
Bien sûr, il n’est pas si simple de créer une nation. En France, cela s’est fait au prix de l’écrasement des particularismes locaux, de la lutte contre les patois, d’une instruction publique unifiée sur le territoire national, d’une forte centralisation et d’un réel manque de « tolérance » pour les « diversités » culturelles locales. Mais la nation – et donc aujourd’hui l’unité du territoire – était à ce prix, et ceux qui aujourd’hui voudraient proclamer un « peuple européen » devraient s’en souvenir : on ne fera pas un « peuple européen » sur la seule base que « l’Europe c’est la paix » ou « l’avenir ». Si la nation européenne est un jour construite, ce sera après un travail de longue haleine, et au coût de l’absorption ou de la suppression des cultures nationales qui l’auront précédé. Cette tâche n’a jamais été sérieusement envisagée – à dessein [1] – par les promoteurs de l’Union Européenne, et vu l’ampleur de la chose, il est peut-être trop tard. Il n’est d’ailleurs pas dit que la France s’en tire éternellement à bon compte : nos dirigeants de ces dernières décennies, girondins dans l’âme, n’ont eu de cesse de favoriser les régions au détriment des départements et de l’État central au gré des vagues de décentralisation. Face aux baronnies locales et aux États dans l’État qui dialoguent directement avec Bruxelles, le régionalisme pourrait bien finir par toucher la France…
[1] Il faut garder en tête l’origine politique de l’Union Européenne : c’est un projet construit à la fois contre l’Union Soviétique et contre les États, défendu essentiellement par des libéraux et des pacifistes, farouchement opposés à l’émergence d’un État central fort, et tout aussi décidés à briser les États nationaux. L’émergence d’une nation aurait constitué pour eux un dangereux prélude à celui d’un État central, et, dans l’autre sens, l’absence d’État rend d’autant plus improbable le développement d’un sentiment national.