Débats de fond sur le monde moderne

Une antenne du forum HS

A Greek Success Story – L’état de la Grèce en 2014

Comment la Grèce en est-elle arrivée là, et à quoi doit-elle s’attendre demain ?


Cet article a été écrit en 2014. Vous pouvez en discuter sur le forum du Hachaisse en suivant ce lien.

« Dorénavant, et après l’Aube Dorée, il va falloir s’occuper des autres extrémismes », assurait le Premier Ministre Grec en octobre 2013, après que les dirigeants du parti nazi aient été incarcérés et l’organisation menacée d’interdiction. « Ceux qui veulent par exemple conduire la Grèce en dehors de l’Union Européenne et en dehors de l’OTAN », ajoutait-il, désignant par là à peu près tout le reste de l’opposition.

C’est que le pays revit, paraît-il. Depuis 2013, l’élément de langage favori du gouvernement est celui de la « success story »[1] : l’austérité aurait payé, les comptes publics se redresseraient et le retour de la croissance serait pour demain. Les bataillons d’assaut à la croix gammée dans les rues, les attentats anarchistes à base de tirs de roquettes[2], la multiplication des suicides ne seraient que des ombres au tableau qui se dissiperaient bientôt. Il serait alors du devoir du gouvernement de prendre les mesures nécessaires à ce que ce conte de fées puisse se réaliser – quitte à préparer l’armée à intervenir[3] en cas de manifestations menaçant de déborder.

Mais les défis que doit relever le Premier Ministre et ses acolytes pourraient bien se révéler trop importants même pour des hommes aussi déterminés et courageux que ceux de la coalition au pouvoir : depuis leur accession au pouvoir, la majorité parlementaire s’est réduite au fil des plans d’austérité. La Voulí, le Parlement grec, offre un panorama exceptionnel dans l’histoire hellénique moderne : les grands partis historiques, alliés à titre exceptionnel, ne conservent qu’un peu plus des 150 voix nécessaires dans une assemblée de 300 membres. Le reste se partage entre différentes factions, des plus modérées aux plus extrémistes et un groupe important de députés indépendants ayant quitté telle ou telle formation. Sous la pression d’une majorité fragile, fluctuante selon les sujets et très inquiète de ce qui se passe en dehors des murs du Parlement, le Premier Ministre s’est résolu à en appeler à un vote de confiance début octobre pour resserrer les rangs de sa majorité et dissiper les spéculations sur des élections anticipées. C’est que les résultats des élections européennes, et avec eux les sondages et les incessantes manifestations, laissent peu de place au doute : l’ancien système de partis s’est effondré en même temps que l’économie nationale. Sur les ruines du « miracle grec », sur la récession soudaine et brutale, sur la misère généralisée, ont prospéré des mouvements qui sont aujourd’hui aux portes du pouvoir et qui sont radicalement opposés aux accords liés entre la Grèce et l’Union Européenne depuis le début de la crise de la zone euro – parfois avant. Tout indique que d’ici quelques mois, l’un d’entre eux remportera les élections. Alors se reposeront pour les Européens les questions qui avaient occupé les esprits durant l’année 2012 : celles des politiques d’austérité, celles de la souveraineté des États, celles concernant l’avenir de ce petit pays de dix millions d’habitants, et au-delà, de celui de toute la zone euro. Comment ce pays en est-il arrivé là, et à quoi doit-il s’attendre demain ?

C’EST L’HISTOIRE D’UNE BULLE….

La Grèce est, de longue date, un pays à l’économie faible, à la productivité basse, grevée par la corruption et le non-respect de l’État, dont la bien connue tendance à ne pas payer ses impôts. La République n’a été réinstaurée que depuis la chute de la junte militaire en 1974, qui a laissée de lourdes traces dans le fonctionnement des institutions – avec notamment tout un « paraÉtat » informel fait de réseaux qui parcourent les différentes sphères du pays. Ce petit pays mal équipé pour faire face à la mondialisation rejoignit pourtant l’Union Européenne en 1979, et l’Euro en 2001 ; dans les deux cas en truquant les statistiques du pays pour les faire correspondre aux exigences de l’UE – avec la bienveillance des dirigeants européens qui n’étaient dupes ni de ces pratiques, ni de la situation économique de la Grèce.

Or, que se passe-t-il lorsque deux régions économiques aux structures inégales se rejoignent en faisant tomber les barrières à l’échange ? Lorsque cette fusion se réalise avec d’une part des économies hautement productives, rentables, dans des États de droit aux institutions fonctionnelles et déjà dotées en infrastructures, avec des travailleurs formés et disciplinés ; et de l’autre un pays surtout connu pour son huile d’olive, ses plages et son mode de vie cool et népotiste ; la région la plus forte s’enrichit au détriment de la plus faible : les capitaux désertent le pays improductif pour être investis dans des positions plus rentables tandis que les produits à bas coûts de l’économie productive mènent une rude concurrence aux produits mal faits et chers de l’économie la plus faible. En temps normal, des barrières à l’importation et au départ des capitaux entravent ces processus (taxes, monnaie faible, nationalisations…) et permettent aux économies faibles de stagner ou de s’améliorer plutôt que de s’effondrer. Dans l’Union Européenne, et plus encore dans l’eurozone, toutes ces restrictions sautent. Pire : chaque pays, pour des raisons qui dépendent de son histoire nationale ou de sa situation économique, a sa propre tendance à une inflation forte ou faible, usuellement compensée sans dommage par une dévaluation de la monnaie. L’institution d’une monnaie unique empêche ce mode de correction et transforme un phénomène économiquement neutre en un désavantage supplémentaire pour les pays à forte inflation, qui perdent en compétitivité face aux pays à inflation faible.

Mais une solution existe quand même : développer les investissements dans les économies faibles pour que leur productivité s’accroisse et que leur tissu économique parvienne au niveau de celui des économies les plus fortes. L’Union Européenne disposait bien entendu de pareils fonds destinés à l’investissement, déversant environ quelques 5 milliards d’euros par an depuis l’adhésion de la Grèce à l’UE, qui sont venus s’ajouter aux facilités d’emprunt nouvelles pour le pays dues à l’euro[4] – ainsi, les taux d’intérêt payés par le pays pour ses emprunts à 10 ans sur les marchés financiers passèrent de 24,5 à 6,5% rien que sur la très courte période de 1993 à 1999. Le résultat fut constatable par tous : la Grèce connut une croissance exceptionnelle au cours des années 2000.

Graph sapirGraphique emprunté chez Jacques Sapir[5]

Mais comme le lecteur s’en doute, les choses ne se sont pas passées aussi simplement : il ne suffit pas de déposer de l’argent sur la place publique pour qu’un pays progresse, encore faut-il que celui-ci soit bien utilisé. Et dans le cas grec, il fut exceptionnellement mal utilisé. Des sommes importantes disparurent bien sûr dans des affaires de corruption. Mais, plus grave pour l’état du pays, l’essentiel de l’argent fut utilisé pour la consommation plutôt que pour l’investissement, accroissant la tendance à l’importation de produits étrangers et à la désindustrialisation du pays. Au début des années 2000, la consommation représentait quelque 90% du PIB et les taux d’investissement étaient historiquement bas[6]. L’État, jetant de l’argent par les fenêtres dans des mesures sociales et dans des embauches clientélistes, continua de truquer ses comptes, avec l’aide notamment de la banque Goldman Sachs – une pratique réalisée par la droite conservatrice qui était au pouvoir à ce moment-là, mais le clientélisme et la dépense à tous crins n’étaient pas plus étrangers au centre-gauche. Le Parti Socialiste local proclamait ainsi durant la campagne de 2009 que « There is plenty of money around ! ». Ce qui était frappant dans le système grec, ce n’était pas tant la largesse des programmes sociaux et du secteur public – d’un niveau comparable aux pays développés –, mais l’absence d’imposition et de lutte contre la fraude fiscale – le taux de prélèvement obligatoire étant moitié moindre que la moyenne européenne. Ainsi, les Grecs eurent la belle vie pendant quelques années pendant que leur dette atteignait des proportions astronomiques – 105% du PIB en 2007, alors que celui-ci était exagérément gonflé par rapport aux véritables capacités productives de la Grèce.

Ce genre de situations n’était pas inédit : déjà, l’Amérique latine des années 80 avait connu une expérience similaire, lorsque de larges sommes de capitaux venus s’échouer sur ses plages avaient été englouties par la consommation et le secteur public. Ni les gouvernements grecs ni la population elle-même ne s’alarmèrent des troublantes ressemblances avec cette période, ni de l’issue tragique de celle-ci. Même les dirigeants européens n’y prirent garde : l’arrivée de l’euro avait, disait-on, libéré les pays des contraintes de l’équilibre de la balance commerciale, et, par le prodige de la main invisible du marché, la liberté des capitaux harmoniserait les économies[7]. Comme la cigale du conte, les Grecs chantèrent tout l’été. Puis l’hiver vint.

En 2010, Georges Papandréou, dont le Parti socialiste venait de battre la droite, prit la mesure des truquages et du désastre économique qui couvait : le déficit de l’année 2009 n’était pas de quelque 7%, mais de 15,7 (!). La dette publique fut elle aussi brutalement réévaluée de 113 à 130% du PIB. Les agences de notation réagirent et, remarquant enfin la faiblesse criante de l’économie grecque, dégradèrent sa note. Les taux des emprunts d’État s’envolèrent : au-delà des manœuvres spéculatrices et de la participation plus ou moins involontaire des agences de notation, il était évident qu’un tel décalage entre dette et économie était difficilement soutenable et que prêter au pays était un pari risqué, puisqu’on pouvait légitiment s’attendre au non-remboursement d’une partie de la dette. Les taux grimpèrent donc, plus vite encore qu’ils n’avaient baissés – pour les emprunts à dix ans, 5% début 2009, 7% début 2010, 16% début 2011 ; et ainsi jusqu’à 30% de taux d’intérêt en 2012, après quoi la Grèce cessa simplement de se financer sur les marchés. Il était désormais impossible d’emprunter assez pour pouvoir rembourser ses emprunts passés. La Grèce, qui avait financé une frénésie de consommation et de dépenses publiques et privées pendant une dizaine d’années sur des montagnes de dette n’avait plus rien dans ses poches et seulement un appareil productif hautement déficient pour les remplacer.


 Notes de bas de page et références

[1] “Samaras in China: Greece is developing into “a success story”, Enetenglish.gr, 18 mai 2013, http://www.enetenglish.gr/?i=news.en.article&id=951

[2] “Failed rocket attack targeted Mercedes Benz office in Greece”, The Guardian, 12 février 2014 http://www.theguardian.com/world/2014/feb/12/failed-rocket-attack-mercedes-benz-greece

[3] « Révélation-choc : l’armée préparée trois fois à intervenir », Tribune.gr, 4 avril 2014, http://www.tribune.gr/greece/news/article/20835/apokalipsi-sok-tris-fores-kalesan-ton-strato-na-katevi-vinteo.html

[4] On peut estimer que sur la seule période 2001-2010, la Grèce a perçu un gain net d’environ 283 milliards d’euros de capitaux étrangers – pour une économie qui est passée, sur la même période, d’un PIB de 130 à 300 milliards de dollars. Voir les calculs de Klaus Kastner : http://klauskastner.blogspot.co.at/2011/11/greece-current-account-and-foreign-debt.html (17 novembre 2011) et http://klauskastner.blogspot.fr/2014/08/greece-where-did-all-money-go.html (20 août 2014)

[5] SAPIR Jacques, Greece at bay, 9 mars 2014, http://russeurope.hypotheses.org/2033 ,

[6] “Growth was driven by domestic demand, and especially consumption, which on average amounted to over 90% of GDP – or 15 percentage points more than the OECD average – between 2000 and 2009”, OECD, OECD Economic Survey Greece, August 2011, page 25

[7] « If you are a euro crisis season ticket holder you must have heard regularly that countries built imbalances during the first decade of the euro and they now have to go through the painful process of restoring balance, reducing current account deficits and regaining the competitiveness lost through wage inflation in excess of productivity gains.

The IMF paper provides a refresher for everyone concerned as it reminds those who created the euro that they were promoting it on the basis that balance of payments constraints would disappear at the national level and that capital flows would lead to a convergence of income levels within the euro area. Current account deficits, real effective exchange rate appreciations and higher inflation between periphery and core would be healthy by-products, they claimed. » , Yiannis Mouzakis, MacroPolis.gr, “Unlucky for some : Another painful lesson from the euro crisis”, 25 juillet 2014 http://www.macropolis.gr/?i=portal.en.the-agora.1400