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Syrie : c’est loin d’être fini

Le bris du siège d’Alep par les rebelles illustre les limites des forces en présence et l’impossibilité d’une victoire militaire à court terme.


Au début du mois de juillet, le gouvernement syrien jubilait. Les forces armées du régime venaient d’achever l’encerclement d’Alep, la plus grande ville du pays, dont la moitié Est était aux mains des rebelles. Peu après le début du siège, Bachar al-Assad annonçait que les rebelles souhaitant déposer les armes seraient amnistiés et réintégrés à la vie civile. Des rebelles s’étaient d’ailleurs rendus rapidement.

Le siège d’Alep devait constituer une étape importante dans la guerre, puisqu’elle montrait incontestablement que le régime avait repris l’avantage sur ses adversaires. Depuis l’entrée en guerre de l’aviation russe, le gouvernement avait repris le contrôle de la province de Latakia, sur la côte, de la ville de Palmyre, et avait séparé en deux les territoires contrôlés par les rebelles au Nord. Il avait progressivement réduit les poches de territoires rebelles à proximité de Damas, et même tenté une attaque stratégique contre l’État Islamique. Le vent semblait avoir tourné.

La contre-attaque rebelle qui s’est déroulée des derniers jours de juillet au début du mois d’août ont montrés qu’il n’en était rien. Alors que le gouvernement avait achevé l’encerclement d’Alep par le nord, les rebelles ont enfoncés les défenses du sud de la ville et rouvert un corridor pour transférer troupes et ravitaillement à l’intérieur des quartiers assiégés. Plus grave pour le régime : cette attaque a été opérée par l’alliance de presque tous les principaux groupes rebelles du nord.

La division des rebelles constitue depuis le début de la révolution l’une de leurs principales faiblesses. Les opposants au régime disposent d’un grand nombre de combattants, mais ceux-ci se divisent entre de nombreux groupes très différents, allant de la milice villageoise au réseau jihadiste international. Cette division avait empêché la coordination efficace des forces rebelles et la transformation des miliciens en de véritables unités de combat. Elle a également aboutie à des affrontements entre les groupes rebelles eux-mêmes, et notamment à la rupture entre les rebelles et l’État Islamique opérée au début de l’année 2014. A ce jour, quatre camps s’opposent pour le contrôle de la Syrie, dont les zones de contrôle sont présentées par la carte suivante :

Syrie 8 août 2016
Cliquez sur l’image pour l’agrandir. Crédits : Ermanarich, Wikipedia.com, 1er août 2016, CC BY-SA 4.0

Le gouvernement de Bachar al-Assad, soutenu par l’Iran, le Hezbollah et la Russie (en rouge sur la carte) affronte l’État Islamique (en noir sur la carte) et surtout les rebelles (en vert et blanc sur la carte). Les Kurdes, qui ont formés les « Forces Démocratiques Syriennes » avec quelques groupes rebelles arabes (en jaune sur la carte) maintiennent une trêve tacite avec le gouvernement et affrontent les rebelles et l’État Islamique. Les rebelles affrontent tous les autres camps. L’État Islamique affronte tous les autres camps, et mène également la guerre à l’Irak, qu’il perd peu à peu.

Cette multiplicité des forces en présence, combinés à la durée de la guerre, a peu à peu épuisé les différentes armées. Chacune s’est transformée au fil du temps en des assemblages de milices locales dirigées par des seigneurs de guerre que de véritables armées d’envergure nationale. Ce phénomène était initialement surtout présent chez les rebelles : une forte proportion des groupes rebelles étaient constitués de civils ayant pris les armes pour arracher leur ville au régime puis pour la protéger, mais qui n’avaient pas l’intention de marcher jusqu’à Damas, ou même jusqu’à la ville voisine pour renverser le gouvernement. Seuls les rebelles islamistes étaient en mesure de regrouper des forces nombreuses, désireuses de quitter leur territoire d’origine pour porter le fer à l’autre bout du pays.

Le même phénomène a progressivement affaibli le régime. L’armée a été lourdement atteinte par les défections lors des débuts de la guerre civile, et a tant bien que mal compensé cette hémorragie par la formation des « Forces de défense nationale », une fédération de milices locales dont les membres ne souhaitent pas non plus quitter leurs familles pour partir affronter les rebelles dans des territoires qu’ils ne connaissent pas. L’armée régulière elle-même a dû se reposer sur des conscrits mal formés, mal équipés et peu enthousiastes. Seuls quelques forces d’élites et/ou idéologiquement motivées peuvent être utilisées par le régime pour lancer des assauts de grande envergure et tenter de reprendre les territoires perdus au nord ou à l’est du pays.

L’État Islamique lui-même ne dirige pas son armée comme un tout dont il redistribue les soldats entre les différents fronts selon leurs besoins. Chaque province gère sa propre armée, qui n’a pas le droit de quitter la province à laquelle elle est affectée, et seules certaines unités définies sont transférés par le commandement central entre les différents fronts.

On voit comment une telle configuration peut aboutir à une stagnation des fronts. Les rebelles et le gouvernement disposent de nombreuses forces défensives qui leur permettent de tenir les territoires qu’ils contrôlent, mais ne peuvent que difficilement attaquer leurs adversaires. L’aviation russe avait agit comme un multiplicateur de force pour le régime, et avait permis à ses troupes de repousser les rebelles. L’unité retrouvée entre les groupes rebelles d’Alep et d’Idlib a permis à ceux-ci de gagner en puissance et de mener à nouveau des offensives locales avec succès. Néanmoins, si l’ouverture d’un corridor constitue sans aucun doute une victoire pour les rebelles,  elle ne doit pas être exagérée : ce n’est pas demain que l’opposition capturera les quartiers ouest d’Alep, et la chute de Damas reste inenvisageable. Tout comme il manque au régime suffisamment de forces pour lancer des offensives de grande envergure contre le cœur des territoires rebelles, les rebelles ne peuvent pas initier une grande campagne en direction d’Hama, d’Homs ou de Latakia et espérer gagner rapidement. En dehors de toute intervention extérieure, qui se produira probablement, l’évolution de la guerre devrait ressembler à celui observé avant l’intervention de l’aviation russe : des fronts stagnants modifiés occasionnellement par des avancées locales et des opérations de grande envergure à l’issue incertaine menées par des camps à court de soldats.

La survie des rebelles comme du gouvernement dépend depuis des années de l’appui de leurs alliés étrangers. Sans les financements et les armes apportés aux rebelles par les monarchies du Golfe, la Turquie et l’Occident, sans les soldats envoyés aux côtés du régime par le Hezbollah, l’Iran ou les milices irakiennes, le conflit n’aurait pas pu se prolonger autant, et l’un des deux adversaires aurait fini par s’effondrer. Lorsque l’un des camps menaçait de perdre, ses alliés étrangers sont intervenus pour rééquilibrer le rapport de force, mais jamais au point de lui permettre de gagner réellement la guerre. Chaque pays souhaite la victoire de son camp, mais sait bien qu’il ne peut pas trop s’engager. Les États étrangers craignent de trop s’investir dans un conflit dont ils ne sont pas sûrs de pouvoir sortir par la suite. Ils craignent également que leur investissement pousse leurs rivaux à réagir à leur tour. En somme, tout semble amener à la poursuite de la guerre pendant des mois, et probablement pendant des années, tant qu’elle restera une affaire uniquement militaire. Seule une solution politique, c’est à dire des négociations, l’appui prononcé par un ou des pays à l’un des camps en présence, ou le retrait du soutien d’un ou des pays étrangers à l’un des camps en présence, permettra de débloquer la situation et d’amener à la fin du conflit.

L’importance de trouver cette solution politique doit être soulignée. Au-delà du conflit opposant les rebelles et Bachar al-Assad, le reste du monde est concerné par les évènements se déroulant en Syrie. Al-Qaïda et l’État Islamique ont conquis de vastes territoires dans ce pays, recrutés de nombreux combattants et accumulés des fonds importants. Ils ne disparaîtront pas d’eux-mêmes, et continueront leurs opérations terroristes à travers la planète tant qu’ils existeront. Or, les frappes aériennes seules ne viendront jamais à bout de ces groupes. La reconquête des territoires qu’ils occupent devra être effectuée par des troupes au sol. Les puissances occidentales, pas plus que l’Iran ou la Russie, ne souhaitent déployer leurs armées en Syrie. On les comprend. Il faudra cependant trouver une armée de terre prête à combattre les djihadistes.

Les kurdes se sont jusqu’à présent avérés très efficaces dans leur combat contre l’EI. Appuyés par des frappes aériennes américaines, ils ont rencontrés de nombreux succès et devraient finir par libérer tous les territoires au nord d’Alep. Cependant, les kurdes ne mèneront pas la guerre dans toute la Syrie. Il sera difficile de les convaincre d’assiéger Raqqa et on les imagine mal combattre tout du long de l’Euphrate, s’ils en avaient même les moyens. Les rebelles sont plus intéressés par la chute d’Assad que par combattre l’Etat Islamique. Même si Assad était contraint à partir, Al-Qaïda et les autres groupes islamistes n’en resteraient pas moins les groupes les plus puissants de la rébellion, que l’on imagine mal se combattre elle-même en même temps qu’elle combat l’EI. Le régime syrien souhaite se débarrasser de tous les islamistes, et constituerait sans doute le meilleur allié après les kurdes pour venir à bout de l’EI et d’Al-Qaïda. Néanmoins, il souhaite d’abord venir à bout des rebelles, qui représentent pour lui une menace plus importante que l’État Islamique. Si les occidentaux, les russes et les iraniens souhaitent la destruction de l’État Islamique et d’Al-Qaïda en Syrie, ils devront trouver un compromis acceptable pour les trois autres camps.