En clôturant l’ère de la direction collective de la Chine par le Parti, Xi Jinping risque de clore également sa période de stabilité.
La « dictature du parti unique » n’est pas en Chine un vain mot. Lorsque l’on parle de dictature, bien sûr : si l’on met de côté quelques pseudos-partis contrôlés par le pouvoir central, le Parti Communiste Chinois règne sans partage depuis 1949. Mais, et ce fut là une spécificité chinoise, également lorsque l’on parle de dictature par un parti. Dans la plupart des régimes à parti unique, le parti ne revêt lui-même que peu d’importance : il est dans la main du chef suprême ou d’une coalition de chefs suprêmes, et s’il a parfois été autre chose qu’un outil du pouvoir (par exemple en tant que parti de masse ou révolutionnaire), cet état a vite disparu une fois le pouvoir acquis.
Le Parti Bolchevik russe en constitue un des meilleurs exemples : organisation révolutionnaire, structure idéologique et parti de masse jusqu’au coup d’Etat de 1917, il est rapidement devenu un outil entièrement subordonné à la volonté de Joseph Staline au cours des années 1920. Bien sûr, le parti soviétique conservait des instances de décision et des procédures internes, et bien sûr, ses responsables conservaient toujours une relative marge d’autonomie, mais rien qui puisse aller dans le sens contraire des intentions du Vojd n’était toléré. Le rôle fondamental du parti se bornait à être la courroie de transmission des décisions d’un individu sur lequel il n’avait aucun contrôle.
A la mort de Staline en 1953, les responsables soviétiques survivants décidèrent d’un commun accord de ne pas laisser le pouvoir être à nouveau centralisé à ce point dans les mains d’un seul homme, et, de fait, les décennies suivantes virent la constitution d’alliances fluctuantes d’apparatchiks se querellant pour prendre la tête du parti. Pour un acteur extérieur, cette différence pouvait être significative : il n’y avait plus un chef suprême, mais plusieurs pôles de pouvoir, et même le camp majoritaire ne détenait pas un pouvoir sans limites tel qu’avait pu le manier Staline. Pour le parti, en revanche, la différence était moindre : le petit groupe d’apparatchiks qui se disputaient sa direction étaient aussi intouchables que l’ancien Premier Secrétaire, et le parti restait leur objet. Les affrontements des membres de la nomenklatura se réglaient essentiellement par des rapports de force auxquels les instances officielles ne donnaient qu’un vernis de légalité, et presque aucune règle institutionnelle ne pouvait véritablement contraindre le groupe dirigeant.
Les dirigeants du Parti Communiste Chinois réagirent, après la mort de Mao Zedong, d’une façon similaire à leurs homologues soviétiques : ils souhaitaient éviter la trop grande concentration des pouvoirs dans les mains du dirigeant suprême. Cependant, contrairement aux soviétiques, les communistes chinois eurent à cœur de formaliser cette déconcentration. La séparation des pouvoirs entre plusieurs individus, initiée mais limitée dans les faits sous le règne de Deng Xiaoping, devint véritablement effective à partir des années 90 et l’arrivée de Jiang Zemin au pouvoir, donnant naissance à un système dit de « direction collective ». (Pour une description détaillée de ce système, on pourra se tourner vers le livre de Cheng Li, Chinese politics in the Xi Jinping Era, Reassessing Collective Leadership (2016), disponible ici et recensé là)
Le système chinois en vigueur depuis lors ne se contente pas de répartir le pouvoir de décision entre plusieurs membres de la nomenklatura : il impose un certain nombre de règles et de contraintes sur les dirigeants, dont notamment des limites d’âges et de nombre de mandats consécutifs aux termes desquels le dirigeant concerné doit abandonner son poste, fusse-t-il responsable local ou Secrétaire Général du Parti. Ces contraintes ont engendrées plusieurs autres éléments structurants de la politique chinoise : une tendance à la délibération collective entre dirigeants du pays pour trouver un accord (les principaux dirigeants ne peuvent pas accumuler suffisamment de pouvoirs pour écraser leurs adversaires et imposer leurs vues) et le renouvellement de la classe politique (les vieux politiciens font automatiquement de la place aux jeunes lorsqu’ils atteignent les limites imposées par les statuts du parti). Ce renouvellement ne doit pas être sous-estimé : l’entrelacement du parti et de l’Etat, loin de figer l’appareil dirigeant, a transformé le parti chinois en une sorte d’école d’administration formant les futurs cadres politiques et administratifs, qui progressent à grande vitesse dans les responsabilités partisanes ou étatiques. Pour donner un ordre d’idée de l’ampleur de ce renouvellement, on peut souligner le fait que, depuis le début des années 90, environ 60% des places au sein du Comité Central du Parti Communiste sont attribués à de nouveaux membres à chaque « élection » (qui se tiennent une fois tous les cinq ans). Il ne s’agit pas bien sûr de véritables élections : le Politburo sélectionne tous ou presque tous les membres entrant dans le Comité central. Cependant, ce sont ces membres du Comité central qui, cinq ou dix ans plus tard, entreront au Politburo.
Depuis 25 ans environ, ce système de roulement et de direction collective a apporté à la Chine une grande stabilité politique : Jiang Zemin a dirigé le pays de 1989 à 2002, et a cédé le poste de Secrétaire Général au bout de deux mandats. Hu Jintao lui a succédé pour deux mandats de 5 ans, et a à son tour abandonné son poste en 2012 au profit de Xi Jinping, dont le premier mandat s’est achevé en 2017 et dont le second arrivera à son terme en 2022. Dans chacun des cas, Jiang, Hu et Xi ont été portés à la tête du pays par des coalitions et des réseaux d’intérêts, sans pour autant représenter des factions fermes et bien définies. Au contraire, chaque politicien chinois s’appuie un clan de protégés associé à des alliances larges et fluctuantes, et est obligé de composer, lors de son arrivée au pouvoir, avec les autres réseaux d’alliances et de protégés en place. Aucun de ces trois Secrétaires Généraux n’a pu imposer uniquement ses hommes et sa politique au reste du pays : les coalitions n’accédant pas au Secrétariat Général et à la Présidence conservent toujours un certain nombre de postes – Vice-Présidence, postes aux Politburo, ministères, etc. Un tel système tend à atténuer la compétition : chacune des factions sait que le futur chef du pays n’écrasera pas ses adversaires. La lutte pour le pouvoir n’est donc pas existentielle, et la perspective pour chacun de le reprendre au bout de 5 à 10 ans incite de nombreux acteurs à parier sur le temps long plutôt qu’à tenter des coups de force.
L’expression de « dictature du parti unique » est donc plus adaptée en Chine qu’ailleurs : même si ses dirigeants restent puissants et influent très fortement sur leur succession, ceux-ci ne maîtrisent pas le parti comme un outil subordonné à leurs intérêts. Au contraire, les différents niveaux du parti conservent un certain pouvoir sur leur domaine vis-à-vis du Secrétariat Général, et le système n’est pas tenu par une nomenklatura ossifiée constituée de vieillards inamovibles comme pouvait l’être le Parti soviétique dans ses dernières décennies d’existence[1]. Probablement plus que n’importe où ailleurs dans l’histoire humaine, c’est le parti unique dans son ensemble qui gouverne la société.
Ce mode de fonctionnement est cependant aujourd’hui fortement attaqué par le Secrétaire Général en poste, Xi Jinping. Depuis son arrivée au pouvoir en 2012, celui-ci a accumulé les fonctions et centralisé les prises de décision autour de sa personne, tout en lançant une grande campagne anti-corruption qui, en prenant dans ses filets de véritables corrompus, a aussi emporté nombre de ses opposants. En parallèle, il a fait développer un culte de la personnalité à son avantage, et accru la répression vis à vis des adversaires du parti.
Les congrès successifs du parti chinois ont jusqu’ici entérinés son ascension : le Congrès de 2016 a invité les cadres du parti à « s’unir autour de Xi Jinping » en le désignant comme le centre de la direction du parti[2], tandis que le Congrès de 2017 a inscrit « la pensée de Xi Jinping » dans l’idéologie officielle du parti chinois – à un rang légèrement inférieur de celles de Mao et de Deng Xiaoping. Enfin, et plus significatif encore, au début de l’année 2018, le Congrès chinois a proposé d’abandonner la limite du nombre de mandats successifs à la présidence – ce qui implique, si la mesure est adoptée par le parti, que Xi pourrait, et souhaite vraisemblablement, exercer un troisième mandat voire régner un temps indéfini.
On comprend facilement au vu de ce qui a été écrit précédemment l’importance d’un tel changement : l’analyse la plus vraisemblable est que Xi souhaite et est en mesure de se libérer des contraintes posées par le parti et les institutions, et de se maintenir au pouvoir aussi longtemps qu’il le souhaitera, tout en continuant à concentrer le pouvoir entre ses mains. Une telle évolution impliquerait la fin de la direction collective et le retour à la dictature d’un homme et de son clan.
On peut bien sûr reprocher mille choses au régime actuel de la Chine : la dictature d’un parti unique n’en reste pas moins une dictature, quand bien même le pouvoir est disséminé entre des dizaines de milliers de responsables, gouverneurs, ministres et membres du Politburo. Mais, quels que soient ses défauts, ce système a représenté pour la Chine une avancée certaine par rapport à la dictature toute puissante de Mao, et par rapport aux luttes d’influences brutales qui se déroulèrent pour sa succession. L’atténuation des affrontements entre les clans et les individus a sensiblement amélioré la stabilité du pays, dont l’histoire sous le règne du parti communiste est émaillée de conflits brutaux entre chefs ambitieux. La culture du débat interne qui a émergé dans les échelons les plus élevés du parti a permis de rationaliser la prise de décision. Le renouvellement rapide et « naturel » des élites dirigeantes a permis d’éviter la monopolisation du pouvoir par une génération et un clan, et donc l’ossification du parti. On peut même supposer que, si le parti chinois s’en était tenu à des affrontements classiques entre hommes forts cherchant à en prendre le contrôle total, le parti n’aurait jamais pu parvenir à la stabilité et à la discipline requise pour mener le gigantesque développement économique connu par le pays au cours des dernières décennies.
Tous ces avantages disparaîtraient si Xi venait à redevenir le seul maître à bord. Même s’il ne souhaitait pas mettre à terre les institutions édifiées depuis plus de 30 ans, les tendances naturelles du despotisme viendraient certainement les éroder : puisque le système actuel n’implique pas que les factions cherchent à se détruire mutuellement, il est possible pour leurs membres de se mettre d’accord et de nommer à certains postes des individus compétents plutôt que des membres de leurs propres clans. Un tel comportement deviendrait impensable avec le retour d’une politique factionalisée, où le clan vainqueur s’accaparerait tous les leviers du pouvoir : clans d’opposition et clans au pouvoir n’auraient d’autres options que de placer des loyalistes à chaque poste à leur portée. Le reste du système en serait chamboulé : le renouvellement des élites devrait alors être davantage surveillé et maîtrisé par le clan au pouvoir, et, même si le chef suprême ne le souhaitait pas, ses subordonnés ne lui obéiraient probablement pas : eux aussi auraient leurs protégés à placer et leurs ennemis dont ils se méfieraient. Enfin, le retour à l’autocratie éliminerait probablement la culture du débat interne : puisque ne resteraient à la tête du parti que des ennemis ou des membres du clan, qui oserait dire au chef suprême qu’il fait erreur ?
Bien sûr, il existe des exemples de dirigeants éclairés conscients des faiblesses du despotisme et ayant cherché à en contrer les effets. Mais même si Xi entrait dans cette catégorie, rien ne garantit qu’il en aille de même pour ses successeurs. Le plus probable est que la centralisation du pouvoir par Xi pour son propre intérêt au détriment du parti avive les affrontements au sein de la classe dirigeante chinoise et fasse disparaître progressivement les forces qu’avait pu créer la direction collégiale. Xi lui-même s’est montré un chef ambitieux et audacieux depuis son entrée en fonction, à la fois assez manœuvrier et brutal pour maîtriser ses ennemis. On peut imaginer qu’il parvienne à s’imposer définitivement, jusqu’à sa mort, comme l’homme fort de la Chine. On peut aussi imaginer, au vu de ses succès jusqu’ici, que la Chine sous son règne continue de se développer d’autant plus fortement et de s’imposer sur la scène international. Mais que se passera-t-il lorsque Xi mourra et qu’il faudra lui trouver un successeur ?
Pour discuter de cet article, c’est ici : http://hachaisse.fr/viewtopic.php?f=2&t=2902&p=311963#p311963
[1] Bien sûr, il existe quand même une forte reproduction sociale : les enfants des cadres dirigeants bénéficient de promotions accélérées et forment une caste de « princes rouges » qui n’est pas très différente de la caste d’apparatchiks et de fils d’apparatchiks soviétiques.
[2] www.nytimes.com/2016/10/28/world/asia/xi-jinping-china.html?_r=0 , « China’s Communist Party Declares Xi Jinping ‘Core’ Leader », New York Times, 28 octobre 2016