Migrations et recompositions
Dans les pays du Nord à forte immigration, l’électorat populaire a logiquement abandonné la gauche : à quoi bon voter pour un parti qui ne vous propose rien que vous recherchiez ? Il était en revanche plus logique pour cet électorat de voter, quoique souvent à contrecœur, à droite ou à l’extrême-droite. Les politiques libérales de la droite n’ont que rarement intéressées l’électorat populaire. En revanche, son opposition aux changements sociaux promus par la gauche, et en particulier l’immigration, était suffisante pour pousser les ouvriers et les employés à voter pour elle.
L’extrême-droite fut particulièrement frappée par cette évolution. Alors que la droite disposait d’un socle électoral suffisant pour remporter les élections avec un support seulement partiel de l’électorat populaire, l’électorat traditionnel de l’extrême-droite était principalement constitué de fractions déclinantes de la société, en proportion comme en pouvoir. Au cours des années 2000, il devint clair pour plusieurs mouvements que l’électorat populaire était à saisir. Réparti entre plusieurs partis, il pouvait être regroupé majoritairement derrière un seul d’entre eux, et former un bloc suffisant pour remporter des élections.
Une importante mutation s’est alors amorcée dans l’extrême-droite occidentale – dès les années 2000 dans les pays nordiques, au cours des années 2010 en Europe de l’Ouest, et seulement maintenant aux États-Unis. Le programme économique de ces mouvements devint de moins en moins libéral, et leur programme social de moins en moins réactionnaire. Après quelques années d’évolution, les anciens partis libéraux-réactionnaires étaient devenus interventionnistes et conservateurs. Il apparu rapidement que cette stratégie payait : l’électorat populaire déserta les partis de gauche et abandonna en partie les partis de droite pour rejoindre un nouveau foyer qui lui proposait enfin ce qu’il attendait. Le dernier exemple en date nous fut donné par l’élection présidentielle autrichienne : 82% des ouvriers avaient votés pour le candidat du FPÖ, ancien parti d’extrême-droite, ce qui ne laissait que 18% au candidat de gauche.
L’évolution d’un parti n’est pas seulement une décision venue d’en haut : c’est un processus dialectique. Un électorat peut chercher un parti, ou peut être recherché par un parti, et il doit ensuite être accueilli convenablement pour être conservé – sans quoi, d’autres se chargeront d’obtenir son vote. Une fois que cet électorat est accueilli et que le programme lui convient, il produit ses propres effets. De nouveaux militants, issus du nouvel électorat, entrent dans le parti et y deviennent des cadres. Une partie des anciens militants, furieux du recentrage programmatique, claquent la porte. Une autre partie évalue les succès ou les débâcles entraînés par la nouvelle stratégie, et se rallie ensuite à un camp ou à l’autre. En somme, un parti peut complètement se transformer en quelques années, sous la pression conjointe de ses électeurs et de ses dirigeants.
Land of the free, Home of the braves
Ce processus suit déjà son cours en Europe. Le Front National (en France), le PVV (aux Pays-Bas), l’AFD (en Allemagne), le FPÖ (en Autriche), l’UKIP (au Royaume-Uni), la Ligue du Nord (en Italie), le Parti du Peuple Danois, les Démocrates Suédois ou encore le Parti des Vrais Finlandais constituent autant d’exemples de cette stratégie. Cette métamorphose n’est pas achevée, et les partis de droite radicale conservent dans leurs programmes, dans leur idéologie et dans leur électorat des éléments réactionnaires et libéraux de leur passé d’extrême-droite. Cependant, l’évolution de ces partis est incontestable, et même les partis les plus libéraux comme le PVV, le FPÖ ou l’UKIP sont devenus plus interventionnistes que leurs concurrents de droite respectifs. En Amérique, où le bipartisme demeurait beaucoup plus fort que dans le Vieux Continent, la droite semblait immunisée contre ces changements.
A gauche, le parti Démocrate constituait l’exemple même de la gauche moderne, libérale et libertaire, reposant sur le suffrage des classes intellectuelles supérieures et des minorités. A droite, le Parti républicain, caricature du parti de droite bourgeois, regroupait une aile libérale, une aile conservatrice et une aile réactionnaire plus faible que les deux autres, mais devenue suffisamment forte pour peser dans le parti. Le Tea Party, l’aile droite du Parti républicain, n’en restait pas moins attachée à un programme libéral et réactionnaire, et parvenait surtout à mobiliser l’électorat au moyen de ses piques sur l’immigration et de sa propension à s’insurger contre l’establishment.
Trump a fait s’effondrer ce bipartisme. Opposé à des tenants de l’aile libérale (Jeb Bush) comme de l’aile réactionnaire (Ted Cruz) au cours de la primaire, il a vaincu tous ses adversaires en mobilisant l’électorat populaire au moyen d’un programme qui jurait avec tout ce que l’establishment Républicain pouvait considérer comme sacré.
Les commentateurs de gauche tendent à cataloguer le succès de Trump comme une preuve de plus de la « droitisation de la société ». Cette théorie ne tient pas la route : si l’électorat s’était droitisé, il devrait alors adhérer davantage aux thèses de la droite. Or, on constate l’inverse : le libéralisme économique est aujourd’hui moins bien perçu au sein de l’électorat Républicain que de l’électorat Démocrate. Comme le remarquait un article par ailleurs brillant :
According to a March 2016 study by the Pew Research Center, by a margin of 56 percent to 38 percent, Democratic voters believe that free-trade agreements have been good for the U.S. Among Republicans, those numbers are almost reversed: by a 53 percent to 38 percent margin, a majority of Republicans believe free-trade has been a bad thing.
Traduit en Français : 56% des électeurs du Parti démocrate considèrent que les accords de libre-échange ont bénéficié aux Etats-Unis et 38% considèrent qu’ils les ont desservi, alors que 53% des électeurs républicains considèrent que ces accords ont desservis les Etats-Unis, contre seulement 38% qui considèrent qu’ils leur ont bénéficié.
Il en va de même pour toutes les questions de mœurs : l’électorat républicain est certes plus conservateur que l’électorat démocrate, mais il l’est bien moins que les dirigeants républicains, à l’exception de l’immigration. Le même phénomène se retrouve aujourd’hui en Europe : l’électorat du Front National français est bien plus en faveur de l’intervention de l’Etat dans l’économie que l’électorat du Parti socialiste ou de Les Républicains, et s’il est plus conservateur que l’électorat du Parti socialiste, il l’est moins que l’électorat de Les Républicains, à l’exception, encore une fois, de l’immigration.
Trump ne se distingua pas de ses concurrents en se présentant comme un contestataire – Ben Carson et Ted Cruz avaient également joué de cette carte. Son atout fut sa capacité à percevoir les attentes de l’électorat républicain, même et surtout lorsque celles-ci s’opposaient aux attentes des dirigeants du parti. La campagne de Trump, mis à part le personnage lui-même, a reposé sur une opposition de plus en plus importante au libéralisme économique (il a défendu le protectionnisme, la sécurité sociale ou encore l’ « eminent domain« , des positions sur lesquelles les dirigeants républicains jettent volontiers l’anathème) et à l’immigration. Il s’est également opposé aux interventions américaines à travers le monde (le « nation building » au Moyen-Orient, l’invasion de l’Irak, la guerre en Libye ou encore la politique de George W. Bush en général : d’autres vaches sacrées des dirigeants républicains), défendant là encore des positions populaires parmi l’électorat républicain, et notamment l’électorat populaire. Tout comme les citoyens européens voient d’un mauvais œil l’Union Européenne lorsqu’elle leur coûte plus qu’elle ne leur rapporte, les citoyens américains perçoivent mal l’interventionnisme de leur pays à travers le monde lorsqu’il ne leur apporte rien.
Trump n’est pas tombé sur ces positions par pur hasard ou par évolution personnelle. Il a indiqué explicitement que le durcissement de ses positions sur l’immigration provenait des réactions que provoquaient ses premières propositions parmi l’auditoire de ses meetings. Nous ne sommes pas dans à une situation où un politicien doué mène par le bout du nez un électorat vers des positions de plus en plus radicales, mais dans la situation inverse : c’est l’électorat qui pousse le politicien à adopter les positions qu’il désire. Il s’agit exactement du même processus que ce que nous avons connu en Europe, mais réalisé dans une intervalle de temps beaucoup plus courte et d’une façon beaucoup plus visible et claire que les lents et progressifs changements programmatiques observés ici au Front National, là dans la Ligue du Nord.
Une nouvelle droite est donc née : elle ne partage pas grand chose avec l’ancienne. Elle est économiquement interventionniste (plus que la gauche), conservatrice en matière sociale mais non réactionnaire, radicalement opposée à l’immigration et pour une politique internationale qui favorise la stabilité et l’indépendance nationale plutôt que l’intervention à l’étranger. Elle s’appuie sur l’électorat populaire des ouvriers et des employés. D’autres droites ont déjà existé avec des positions comparables : la droite bonapartiste et gaulliste en France, ou le Parti Républicain américain sous Eisenhower, entre autres.
Mais plusieurs facteurs distinguent ces anciennes droites de la nouvelle. La droite de Trump ou du Front National est d’abord foncièrement opposée à l’establishment et généralement isolée dans cette opposition – alors que, si de Gaulle ou Eisenhower affrontaient régulièrement leur establishment national, celui-ci finissait toujours par les soutenir puisqu’ils servaient de remparts contre son ennemi absolu : le communisme.
De plus, bien que cette droite comportât dans son électorat une forte proportion de l’électorat populaire, ces électeurs disposaient de beaucoup plus de poids dans les rapports de force qui déterminent les politiques gouvernementales. L’action syndicale était beaucoup plus puissante lorsque les salariés pouvaient signifier à leurs patrons que si le pays n’était pas encore un Etat socialiste, il se pourrait qu’il le devint un jour si les salaires n’étaient pas suffisamment augmentés et les conditions de travail pas assez améliorées. L’action syndicale était également beaucoup plus puissante lorsque les patrons ne pouvaient pas délocaliser les usines à l’autre bout de la planète ou lorsque le plein emploi permettait à un salarié jugé trop militant par son patron de retrouver un emploi suite à un licenciement. Autrement dit, cet électorat pouvait défendre ses intérêts. Or, les différents leviers de pression populaire ont été progressivement érodés et sont devenus largement inopérants au fil de la mondialisation de l’économie.
C’est ce double trait de mobilisation de l’électorat populaire et de rejet des élites en place qui nous semble justifier de qualifier cette nouvelle droite de populiste. Le populisme, confondu trop souvent avec la démagogie, n’est pas une insulte. Il s’agit d’un courant politique historique qui souhaite unir une nation en faisant fi de ses différentes divisions (la barrière gauche/droite ou encore les classes sociales). Le peuple y est, plus ou moins sommairement selon le populiste auquel on s’intéresse, opposé aux élites et aux forces étrangères. Ces principes justifient un certain niveau d’interventionnisme étatique ainsi qu’une exaltation du patriotisme ou du nationalisme – autant d’éléments que l’on retrouve au Front National ou chez Donald Trump.
Ce rejet des élites ne correspond pas à celui de la droite bonapartiste, qui dénonçait les élites en place moins pour leur rôle dans la société que pour leur prétention à occuper une place qu’elles ne méritaient pas. On fera difficilement plus élitiste que le gaullisme, qui rejetait les médiocres politiciens de la IVème République, mais admirait les techniciens, énarques et scientifiques, et rappelait sans cesse l’ancrage de sa politique dans l’Histoire longue. Il s’agissait d’une idéologie aristocratique par excellence.
Le populisme moderne semble à cet égard plus radical. Même si l’on observe quelque modération progressive, la rhétorique des populistes rejette les élites en bloc, les grandes écoles fermées, les techniciens idéologues et les politiciens incompétents. On dénombre peu de tentatives de former une nouvelle génération d’élites pour remplacer les précédentes. Là où de Gaulle créait l’ENA juste après la Libération pour s’assurer que la France disposât d’administrateurs de grande qualité, les populistes n’accordent qu’une faible importance à ce sujet, et ne se préoccupent qu’à la marge des compétences techniques de leurs équipes ou de l’administration future de l’Etat.
L’ancrage historique est également absent. Alors que la droite gaulliste admettait que l’Histoire ait été longue, tourmentée et parsemée de zones grises, la droite populiste la simplifie significativement. Florian Philippot parle de l’Histoire de France comme si il y avait eu un passé glorieux terrassé seulement au cours des années 80 par la mondialisation et le libéralisme. Donald Trump veut « rendre sa grandeur à l’Amérique », qui aurait été grande jusqu’à il y a 30 ou 40 ans, avant de perdre progressivement de sa splendeur. Le populisme moderne est contemporain jusqu’au bout des ongles : il traite des problèmes récents, et n’a pas d’autre horizon qu’un « retour à la normale ».
Cet absence d’ancrage historique provient d’une absence plus large d’ancrage idéologique. Les communistes, la gauche sociale-libérale, les libéraux, les conservateurs et bien entendu les réactionnaires portaient tous une idéologie qui leur servait à la fois de fondation pour créer un projet de société et de grille d’analyse du monde. L’idéologie populiste oppose le peuple aux élites, le monde heureux « d’avant » avec le monde moderne en ruines, et veut rendre le pouvoir au peuple, mais n’ambitionne pas de construire une société nouvelle. Florian Philippot peut être nostalgique du gaullisme du XXème siècle, mais il n’ambitionne pas de créer un gaullisme du XXIème siècle, et encore moins une idéologie nouvelle. Il n y a pas de sens profond, de transcendance ou encore de grande ambition dans les objectifs de la droite populiste : elle souhaite seulement rétablir ce qui a été détruit.
Le contraste est saisissant en matière culturelle. Les mouvements réactionnaires valorisaient la culture – peut-être une culture de droite réactionnaire, mais une culture tout de même. Jean-Marie Le Pen ne manquait jamais une occasion d’invoquer un grand nom du passé, de se recueillir autour d’une figure ou d’une date historique, ou de déclamer une citation. On entend rarement un Philippot, et encore plus un Trump, parler d’autre chose que des grands repères nationaux que sont le Général de Gaulle ou Abraham Lincoln. On peut noter qu’il en va différemment du populisme de gauche, qui invoque régulièrement les mânes d’un mouvement ouvrier, démocratique et antifasciste souvent idéalisé voire mal connu, mais qui a le mérite d’être présent.
De tout cela, il apparaît que la droite populiste moderne est essentiellement une réaction aux temps présent. Elle est une réaction au chômage, à l’immigration, au libre-échange et aux mille autres causes qui poussent les classes populaires vers elle. Et elle ne parle guère que du plus concret, du plus terre-à-terre, du court terme, sans se donner les moyens de penser au-delà. Elle constitue d’abord un rejet de ce qui a échoué plutôt qu’un projet positif. Elle repose sur les souvenirs plus ou moins justes d’un monde qui a changé, en bien ou en mal. Il ne s’agit pas pour autant, on l’a dit, d’une copie conforme de la droite des années 80 ou 70 – il suffit pour s’en convaincre de voir les prises de parole de Trump pour défendre les homosexuels, ou les positions des dirigeants du Front National.
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