Mais où va l’ancienne droite ?
Nombreux sont les commentateurs à rejeter l’idée que l’extrême-droite puisse changer. Beaucoup considèrent que les changements programmatiques et les changements de personnel à la tête de ces partis ne constituent qu’une modification à la marge, un « ravalement de façade », qui cacherait le fait que « l’arrière-boutique » resterait la même. Autrement dit : l’habitude prise par les représentants de la droite populiste de rejeter tout ce qui avait été dit par les précédents représentants de la droite réactionnaire ne constituerait qu’un élément de langage. Le parti lui-même n’évoluerait pas, et, à vrai dire, les membres de la droite réactionnaire s’y tiendraient en fait en embuscade, prêts à imposer l’apartheid au moment même où ils arriveraient au pouvoir. On a déjà expliqué plus haut les évolutions auxquelles peut être soumis un parti. Il se trouve que, bien souvent, les membres de la droite réactionnaire eux-mêmes considèrent qu’il s’agit de plus que d’un ravalement de façade.
Un événement symbolique s’est produit au cours du mois de mai, témoignant de la méfiance des réactionnaires français vis-à-vis de la droite populiste : l’organisation d’un « rendez-vous de Béziers » par Robert Ménard, maire de droite dure élu en 2014 grâce à une coalition de différentes forces de droite. Ce « rendez-vous » correspondait en fait à trois jours de débats entre personnalités d’une droite radicale, dont l’objectif était clair : recomposer la droite derrière une ligne libérale, conservatrice et identitaire.
La ligne de Marine Le Pen, donc du FN, est connue : un autopositionnement ni à droite ni à gauche, la priorité donnée au recouvrement de la souveraineté nationale, un républicanisme d’inspiration jacobine sur l’intervention économique et sociale de l’État, la laïcité et l’assimilation des étrangers, quelles que soient leurs origines, avec une place secondaire accordée aux questions de société.
Or cette ligne est contestée à la périphérie du FN, à défaut de pouvoir l’être publiquement en interne. Président du parti « Souveraineté, identité et libertés », composante du « Rassemblement Bleu Marine », Karim Ouchikh travaille ainsi comme Robert Ménard à l’émergence d’une « force nouvelle qui assumerait une orientation authentiquement de droite » : « conservatrice au plan sociétal et libérale au plan économique », autour d’« un patriotisme identitaire, charnel et enraciné ».
La droite réactionnaire reproche aux populistes de « ne pas être de droite ». Les populistes ne se contentent pas d’être interventionnistes économiquement, ils accordent une plus grande importance aux enjeux économiques qu’aux enjeux culturels, et défendent des politiques d’assimilation et de laïcité alors que la droite réactionnaire se veut identitaire. Pour Philippot, l’Islam peut trouver une place en France. Pour Ménard ou Marion Maréchal Le Pen, sans parler de Renaud Camus, c’est moins évident.
La question de la souveraineté cristallise également un ensemble de divergences d’opinion. Les populistes de droite européens considèrent que la politique économique qu’ils souhaitent ne peut être menée sans retrouver une monnaie nationale et se libérer des réglementations européennes. Les réactionnaires estiment que la sortie de la zone euro n’est qu’un doux rêve irréalisable, et ne voient pas dans l’UE une entrave à leurs politiques libérales. Plus encore : les populistes ont la nation pour horizon, alors que les réactionnaires revendiquent une identité européenne fondée sur une culture, une ethnie et une religion commune.
Le « rendez-vous de Béziers » a connu quelques accrocs. L’hostilité de nombreux participants à l’encontre du Front National ont poussés Marion Maréchal Le Pen a quitter la réunion rapidement. Mais dans l’ensemble, il a permis de constater la persistance d’une droite libérale, réactionnaire et identitaire, déterminée à s’organiser, et le mécontentement de cette droite vis-à-vis de la réorientation populiste du Front National.
Le même phénomène a pu être observé aux Etats-Unis. L’hostilité vis-à-vis de Trump et de son positionnement politique est apparue aussi bien au sein de l’aile libérale du Parti Républicain que de l’aile réactionnaire. Chacun lui a reproché de ne pas être un véritable « conservative« , c’est à dire de ne pas être véritablement de droite. Les libéraux lui ont reprochés sa défense du droit de l’Etat à expulser des propriétaires pour les travaux d’intérêt public ou encore sa défense d’une politique étrangère isolationniste. Les réactionnaires lui ont reprochés de ne pas partager les vraies valeurs du Parti républicain, de laisser de côté la religion, la lutte contre l’avortement ou d’adopter le langage de la gauche concernant les LGBT.
En France comme aux Etats-Unis, ces différences de programme (et d’egos) ont aboutis sur des conflits entre les différentes factions de la droite. Au sein du Front National, la ligne réactionnaire, incarnée par Jean-Marie Le Pen, s’est élevée de plus en plus vocalement contre la réorientation programmatique décidée par Marine Le Pen et Florian Philippot. Cet affrontement, qui s’est déroulé plus ou moins publiquement pendant plus d’un an, s’est achevé par la victoire de la ligne populiste et l’expulsion de Jean-Marie Le Pen. A ce stade, quelques récriminations que puissent exprimer les tenants de la ligne réactionnaire, il semble qu’ils ne puissent plus enchaîner que défaite sur défaite.
Au sein du Parti républicain, l’opposition à Trump s’est affichée beaucoup plus nettement. Les donateurs, les dirigeants du parti et les différents candidats se sont tour à tour opposés à Trump, en échouant les uns après les autres. Frustrés de voir leur parti leur échapper, de nombreux représentants de l’aile libérale ont déclarés qu’ils s’abstiendraient, qu’ils soutiendraient le candidat du Parti libertarien, voire qu’ils soutiendraient le Parti Démocrate. Ted Cruz, le chef de ligne de l’aile réactionnaire, a appelé les électeurs républicains à « voter selon leur conscience », et de nombreux électeurs très à droite envisagent simplement de s’abstenir, tels que les Mormons de l’Utah.
L’opposition entre la droite populiste et les autres courants de la droite apparaît donc clairement. La droite populiste a été en mesure de vaincre ses adversaires, et de s’imposer là où elle est apparue. Pour autant, les autres courants de la droite n’ont pas disparus. Si leurs dirigeants ont perdus du pouvoir, ni eux ni leurs militants n’ont cessés d’exister, et ils continuent à chercher un moyen de peser politiquement. A cet égard, les « rendez-vous de Béziers » ou le ralliement de la droite libérale américaine au Parti démocrate constituent des événements significatifs. Ils représentent des ponts entre des courants politiques affaiblis et un establishment vis-à-vis duquel ils estiment avoir plus en commun qu’avec la droite populiste. Le parti Les Républicains en France ou le Parti démocrate aux Etats-Unis semblent de meilleurs alliés à la droite libérale et réactionnaire que le Front National de Philippot et le mouvement populiste de Trump.
De fait, ils partagent un certain nombre de positions. Alors que le Front National évolue vers un positionnement de plus en plus jacobin et assimilationniste, la droite française traite de l’immigration et de l’Islam sous un angle de plus en plus identitaire. Robert Ménard peut également retrouver chez Les Républicains le libéralisme qu’il défend lui-même, ou la poursuite du projet européen. Aux Etats-Unis, les Démocrates ne partagent pas le conservatisme social des Républicains libéraux, mais ils défendent des positions similaires en matière de libre-échange ou de politique étrangère.
Les victoires de la droite populiste provoquent donc un réalignement des affiliations partisanes. Les situations diffèrent bien entendu selon les pays.
En France, la droite réactionnaire, isolée, ne pèse pas lourd. Elle peut réunir quelques %ages de l’électorat en s’unissant autour d’un même candidat, mais cette solution ne lui assure aucun avenir satisfaisant. Si elle reste au sein d’un parti populiste, elle mène un combat perdu d’avance et est condamnée à s’effacer à terme. Pour survivre, elle ne peut guère que s’allier à la droite libérale dans l’espoir de former l’équivalent du Parti républicain américain allant du centre-droit à la droite radicale.
Aux États-Unis, la droite libérale et la droite réactionnaire sont toutes deux menacées par le mouvement populiste incarné par Trump. La base du Parti républicain ne partage pas les positions de ses dirigeants, et, que Trump perde ou l’emporte, de futurs candidats populistes apparaîtront dans son sillage pour mobiliser les électeurs et vaincre les courants traditionnels du parti. L’aile libérale a déjà commencée sa sécession et son transfert vers le Parti démocrate. L’aile réactionnaire pourra difficilement soutenir Clinton, mais elle ne pourra pas non plus, à terme, peser lourdement en restant au sein d’un parti dont la majorité de l’électorat ne partage pas ses positions.
Toutefois, ces séparations entre les différents courants traditionnels de la droite et la droite populiste mettent en lumière l’un des points faibles des populistes : ils ne sont pas majoritaires. Ces mouvements ciblent un électorat majoritaire parmi la population, mais qui s’abstient nettement plus que les autres. Ils ne parviennent pas non plus à trouver d’alliés pour compenser cette faiblesse. En conséquence, aucun populiste de droite n’a pu devenir Président ou Premier Ministre en Europe ou aux États-Unis depuis 30 ans. Les populistes peuvent bien remporter des primaires, être élu à la tête des partis et mettre dehors les libéraux et les réactionnaires, mais ils ne trouvent pas d’alliés au niveau national dans le reste de la droite ou même à gauche pour leur donner une majorité ou pour reporter leurs voix au second tour. Même lorsqu’ils devancent la droite libérale, comme au Danemark lors des élections de 2015, ce sont les libéraux qui prennent la tête du gouvernement, puisque aucune coalition ne peut être formée pour soutenir un gouvernement populiste. Après 60 ans d’existence, le FPÖ autrichien a manqué de peu d’emporter la présidence lors de l’élection de 2016. C’est leur adversaire écologiste qui, soutenu par l’ensemble des autres partis, a gagné l’élection, avec 50,3% contre 49,7% des voix. Le même phénomène a été observé en France lors des élections où le Front National atteignait le second tour, et se déroule d’une certaine façon aux États-Unis avec le soutien apporté par nombre de républicains historiques à la candidate démocrate contre Trump.
Les victoires resteront-elles toujours hors de portée pour les populistes ? Probablement pas. Les populistes de gauche ont déjà remportés une victoire en Grèce en 2015 avec l’élection de Syriza. Le Mouvement 5 Étoiles en Italie, bien que plus difficile à classer, semble bien parti pour l’emporter lors des prochaines élections. L’annulation de l’élection présidentielle autrichienne permettra peut-être au FPÖ de remporter la présidence à la fin de l’année. Et, surtout, la victoire de Donald Trump en novembre, rendue envisageable par le système électoral américain, modifierait probablement la situation politique occidentale en faveur des populistes.
Même s’ils ne remportent pas d’élections, certains partis, tels que les Démocrates Suédois, le Front National, le FPÖ Autrichien, le Parti du peuple Danois et le PVV néerlandais ont également connus une croissance trop importante au cours de ces dernières années pour pouvoir être longtemps ignorés. Ces partis regroupent chacun entre 20 et 30% de leurs électorats nationaux, rendant difficile le gouvernement de leurs pays respectifs par l’un des partis de droite ou de gauche qui les dirigeaient auparavant. Les partis traditionnels peuvent choisir de s’allier pour former une majorité, au risque de se confondre et de légitimer les partis populistes en tant que véritable opposition. Ils pourront également choisir de s’allier à eux, comme certains gouvernement de droite l’avaient fait par le passés avec les partis d’extrême-droite (Silvio Berlusconi avait ainsi dirigé l’Italie en alliance avec la Ligue du Nord, le centre et la droite finlandais ont formés une coalition avec le Parti des Vrais Finlandais, et le FPÖ était entré dans un gouvernement de droite en 1999 et 2002). Dans tous les cas, le paysage politique européen aura connu d’ici cinq à dix ans un réalignement significatif, dans lequel les partis populistes de droite joueront un rôle central.
Conclusion
Les thèses présentées dans cet article ont été formulées de manière schématique afin de mettre à jour des grandes tendances. En conséquence, elles risquent toujours de se révéler imprécises voire incorrectes lorsqu’elles seront appliquées à un cas particulier – un pays, un parti, une élection… Leur validité serait confirmée si elles décrivaient correctement une partie de l’évolution du paysage politique des pays occidentaux advenue depuis les années 2000 : d’une part, que les pays du Nord de l’Europe et/ou soumis à une forte immigration développent généralement des partis d’extrême-droite et que les pays du Sud de l’Europe et/ou soumis à une faible immigration développent généralement des partis de gauche populiste. D’autre part, que les partis d’extrême-droite libéraux, nationalistes et réactionnaires qui souhaitent attirer l’électorat populaire n’en ressortent pas indemnes et deviennent, après une mutation progressive, des étatistes conservateurs. L’auteur de ces lignes estime que ce schéma, pour aussi simpliste qu’il soit, rend correctement compte des faits observés dans seize États occidentaux – le Portugal, l’Espagne, la France, l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne, le Danemark, la Suède, le Royaume-Uni, l’Irlande, la Grèce, la Finlande, la Belgique, les Pays-Bas et les États-Unis.
Une fois encore, ces observations se veulent générales. Il s’agit d’observer des phénomènes à un niveau global et de comprendre les dynamiques à l’œuvre, sans pour autant négliger les éléments spécifiques à chaque pays. Ces exercices s’avèrent toujours périlleux, puisque l’on peut facilement passer à côté de certaines informations essentielles au niveau local et en venir à comparer l’incomparable. En conséquence, nous sommes intéressés par toute remarque, critique ou commentaire concernant la thèse générale de cet article ou les pays et partis spécifiques qu’il prend en exemple.
Pour discuter de cet article, c’est ici : http://hachaisse.fr/viewtopic.php?f=2&t=3206&p=278539#p278539