Débats de fond sur le monde moderne

Une antenne du forum HS

A Greek Success Story – L’état de la Grèce en 2014


 

« Aujourd’hui, nous les Européens avons plus besoin que jamais d’un nouveau récit à propos de l’Europe. Nous avons désespérément besoin d’une nouvelle vision européenne qui nous inspire et nous stimule. Nous voulons redécouvrir les origines des Lumières et de la démocratie politique. Nous avons besoin de créer – et c’est le projet de Syriza – une alternative, un projet politique réaliste pour l’Europe de demain, démocratique, sociale et attentive à l’environnement. Nous savons que pareil projet nous fera entrer en conflit avec de puissants intérêts particuliers qui déborderont sans doute sur le terrain du conflit politique et des luttes sociales. Néanmoins, alors que l’Europe est en train de s’enfoncer dans la crise, il s’agit du seul moyen de s’en sortir pour sa population. 

(…)

L’oligarchie parasite, improductive et corrompue a toutes les raisons de nous craindre. »

  • Alexis Tsipras, président de Syriza, 12 février 2013

 

 

Syriza : les enfants de Mai 68

 

 Syriza


 

 

Syriza (Coalition de la gauche radicale) rappelle parfois une caricature de parti gauchiste : un petit groupe de libertaires, d’ex-communistes, d’altermondialistes, d’écologistes ; qui ont rompu avec les vieux partis et sont demeuré dans leur ombre pendant des années, avant de venir chambouler la scène politique pour remplacer les générations de dirigeants corrompus, le tout sous la conduite d’un jeune radical charismatique. Évidemment, devenir le deuxième, et peut-être bientôt le premier parti de Grèce change un peu les choses…

Syriza, le Front de Gauche local, est dirigé par Alexis Tsipras et provient d’une coalition de partis de gauche radicale (comme l’indique son nom…) qui ont fusionné en 2013. Ayant plafonnés à 5% avant 2010, ils se sont subitement retrouvés à 27% aux dernières élections, recueillant les électeurs désertant le PASOK. Seulement, conserver des électeurs habitués à des politiques de centre-gauche, face à une droite dure et en ayant à gérer un parti peu organisé et divisé en multiples tendances allant du réformisme social-démocrate au maoïsme canal historique n’est pas une partie de plaisir. Une solution serait d’élaborer une doctrine derrière laquelle se réunirait un parti structuré et fournissant les outils théoriques pour analyser la crise grecque – et, au-delà, européenne – dans sa pleine mesure, à la suite de quoi un véritable débat politique pourrait être mené pour promouvoir un programme digne de ce nom et rallier la population à ses idées.

Et bien sûr, c’est ce que Syriza n’a pas fait. D’abord, parce que fédérer des forces qui se détestent autant que des écologistes, des trotskistes, des sociaux-démocrates et des eurosceptiques relève du tour de force. En général, de pareilles formations sont très instables et des désaccords stratégiques ou idéologiques peuvent rapidement amener à des conflits menaçant l’existence même de l’organisation, d’autant plus que chaque groupuscule s’accroche avec ferveur à sa marotte : pour les uns la pureté révolutionnaire, pour d’autres les droits des étrangers ou encore le féminisme… Fatalement, concevoir un programme chiffré et un corpus théorique réalisé à partir d’une réflexion de fond amène à hiérarchiser des parties du programme entre elles voire à admettre le caractère contradictoire de certaines d’entre elles, ce qui est toujours sacrilège pour le courant dont le dada se retrouve subordonné à celui d’un autre. Alors à la place, Syriza a mis en place une vague théorie dite « écosocialiste », dont le principal mérite est de faire converger toutes les « luttes » et de désigner le système capitaliste comme le responsable d’à peu près tous les malheurs du monde. Personne ne se sentant lésé (ou presque), le parti peut continuer sa route… jusqu’à ce qu’il ait à assumer des responsabilités.

Ensuite, réaliser ce travail de théorisation et de conviction de la population est à peu près hors de sa portée, et certainement pas en accord avec ses ambitions : en premier lieu, parce que l’ancrage de Syriza dans la société grecque est globalement nul. Bien sûr, des figures intellectuelles éminentes soutiennent le parti, mais le militantisme de terrain pâlit en comparaison de celui de ses adversaires, et l’accès aux médias lui est passablement difficile, même maintenant que l’organisation représente la principale opposition. Convaincre les Grecs, et monter les structures militantes pour ce faire, cela prendrait du temps… Ce que Syriza ne veut pas se donner. Pour la gauche radicale, le pouvoir est à portée de mains : aucun gouvernement grec n’a été aussi impopulaire depuis 1974 que celui en place, les sondages les placent constamment au coude à coude voire devant la droite et le désastre économique et social généralisé nourrit la conviction gauchiste que la chute du capitalisme est proche. Alors, les dirigeants de Syriza se concentrent sur une rhétorique démagogique quasi réactionnaire, qui invoque la bonne époque d’avant la crise et promet de reconstruire tout ce que l’austérité a détruit, mais en mieux ; arguant qu’il est possible de remonter les salaires, les retraites, annuler les licenciements, les privatisations et les libéralisations réalisées depuis 4 ans ; tout en dénonçant le gouvernement à la moindre occasion. Si cette tactique se révèle payante dans l’immédiat, qu’elle permet de focaliser et l’attention des composantes de Syriza et celle des électeurs sur un même ennemi commun ; elle risque de montrer très vite des limites dès lors que des élections seront remportées, puisque la manne financière européenne qui tenait tout le système debout s’est désormais tarie. Arrivé au pouvoir, Syriza pourrait bien ressembler à une poule devant un couteau – dans une grange en flammes.

Tsipras & SyrizaLà, vous le voyez sourire, mais c’est parce qu’il sait qu’il n’est pas encore au pouvoir.

Toutefois, Alexis Tsipras a l’air relativement conscient de ces difficultés futures. Aux discours férocement anticapitalistes des débuts de la coalition s’est peu à peu ajouté un comportement plus conciliant dans des cénacles mieux fréquentés : après avoir déclaré qu’il abrogerait le Mémorandum – c’est à dire l’ « ajustement structurel » demandé par la Troïka en échange de fonds -, il s’est positionné sur une plus vague « renégociation ». Après avoir promis de faire défaut sur la dette grecque, il s’est rabattu sur la « dette illégitime », qui aurait été contractée par corruption des dirigeants. Mais les travaux des économistes de Syriza ont conclu que celle-ci ne représentait que 5% du total de la dette grecque. Tsipras a alors appelé à une « renégociation » de la dette avec les créanciers internationaux. Puis, en voyage à Washington, il assurait ne pas être un danger pour la stabilité mondiale – garantissant que, Syriza au pouvoir, la Grèce demeurerait dans l’OTAN ; et se faisait rassurant devant le FMI et la très respectable Brookings Institution. À Paris, il expliquait qu’il ne sortirait pas de l’euro – et que Syriza constituait peut-être la force la plus pro-européenne du continent. Plus récemment encore, il certifiait de sa conviction dans le bien-fondé de la monnaie unique et de l’intérêt de la Grèce à y demeurer, ajoutant qu’une solution « gagnant-gagnant » était possible pour tous : générer de la croissance en Grèce pour que celle-ci puisse rembourser ses créanciers. On est désormais bien loin de la charge frontale contre le capitalisme et l’annulation unilatérale de la dette. Bien qu’ayant plaidé historiquement avec vigueur pour la séparation de l’Église et de l’État (qui n’existe pas en Grèce), Tsipras s’est pourtant rendu récemment au Mont Athos, un lieu hautement symbolique[30] – que ce soit pour la communauté monastique qui y réside, ou pour les sombres et importantes affaires de corruption auxquelles elle a pris part[31].

En septembre 2014, Syriza est allé plus loin encore, avec la publication d’un nouveau manifeste économique. Si le premier était un document presque révolutionnaire qui jouait sur le sentiment d’humiliation et de détresse de la population grecque, le second était une déclaration beaucoup plus technique et posée qui, quoiqu’ambitieuse et toujours sociale et étatiste, n’en est pas moins beaucoup plus modérée[32]. Plus le temps passe, et plus la direction de Syriza paraît soucieuse d’assurer sa crédibilité, sa préparation au pouvoir (et, pour conquérir celui-ci, son implantation dans la société civile), aussi bien pour convaincre les électeurs que pour s’apprêter à négocier avec ses futurs partenaires internationaux. Et pour cela, elle semble avoir pris le chemin de la centrisation à grande vitesse.

On peut comprendre cette modération progressive : la crise grecque menace les intérêts de beaucoup de monde – ne serait-ce que les États européens qui détiennent quelque 300 milliards de la dette du pays et aimeraient bien qu’ils lui soient un jour remboursés -, et la situation est tellement catastrophique qu’il est illusoire d’espérer qu’un gouvernement Syriza s’en sorte seul contre tous. Mais c’est justement parce que le pays est dramatiquement isolé qu’une stratégie de conciliation peut se révéler aussi désastreuse : quels seraient les atouts de Syriza pour renégocier le mémorandum ? Sur quoi le parti pourrait-il se reposer pour engager un rapport de force ? À en croire Tsipras, il ne menacerait pas de ne pas rembourser sa dette. Il ne menacerait pas non plus de sortir de l’euro. Mais dans ce cas, que lui resterait-il pour faire pression sur le FMI ou l’Allemagne, alors que le parti proclame vouloir réaliser des politiques radicalement contradictoires avec les traités européens et les dispositions mémorandaires ? C’est là la grande inconnue d’un gouvernement Syriza – sans aucune préparation au pouvoir, sans aucune expérience de celui-ci et en se privant de ses moyens de négociations avant même d’avoir entamé la bataille, le mouvement de Tsipras risque de ne pas aller bien loin. Et évidemment, la fraction anti-capitaliste qui représente un tiers du parti n’est pas ravie d’entendre son dirigeant parler de coopération avec le FMI. Il est peu probable que l’organisation explose en vol, dans une confrontation interne entre aile dure et réformistes « pragmatiques ». En revanche, il est beaucoup plus crédible de craindre que la victoire de Syriza ne débouche que sur un PASOK à la rhétorique enflammée…


Notes de bas de page et références

[30] « In bid to polish SYRIZA’s image, Tsipras visits Mount Athos monks », MacroPolis.gr, 11 août 2014, http://www.macropolis.gr/?i=portal.en.politics.1427#sthash.3lVagYlU.uxfs

[31] On peut se référer au long et passionnant article de Vanity Fair, « Beware of Greeks Bearing Bonds », Michael Lewis, 1er octobre 2010, http://www.vanityfair.com/business/features/2010/10/greeks-bearing-bonds-201010

[32] « Tsipras starts to flesh out SYRIZA’s economic policy but questions remain », MacroPolis.gr, 15 septembre 2014, http://www.macropolis.gr/?i=portal.en.politics.1499&itemId=1499