LE VOYAGE DANS LE TEMPS DU CHANCELIER BRÜNING
C’est alors qu’entre en jeu la « Troïka ». Pour que l’État grec puisse rembourser ses créanciers et payer ses fonctionnaires, Georges Papandréou fait appel à un trio d’institutions : le Fonds Monétaire International, la Commission Européenne et la Banque Centrale Européenne, qui prêtèrent à la Grèce des sommes colossales à condition que celle-ci procède à un certain nombre de réformes « d’ajustement structurel ». La Troïka visait deux principaux objectifs : éviter que la Grèce fasse défaut sur sa dette (autrement dit, qu’elle ne la paye pas) et maintenir debout la zone euro. En effet, la crise incitait fortement les dirigeants hellènes à quitter la monnaie unique : il leur fallait à la fois équilibrer la balance commerciale et trouver un moyen de se financer. Un retour à la drachme aurait permis de faire marcher la planche à billets, donc à la fois de dévaluer pour obtenir un regain de compétitivité (et ainsi apporter un début de réponse au premier problème) tout en diminuant le poids relatif de la dette grecque (ce qui équivalait à une forme de défaut soft) et en permettant à l’État de se libérer en partie de la contrainte des marchés financiers.
Le chemin choisi fut donc autre : la Troïka proposa de combler elle-même les trous dans le budget grec par le biais de prêts, en échange de la mise en place d’une politique déflationniste qui devait aboutir à une diminution des coûts de production et donc à une hausse de la compétitivité – et, in fine, à un équilibrage de la balance commerciale. Les réformes exigées faisaient partie de l’attirail traditionnel du FMI : diminution des cotisations sociales (et donc des prestations), diminution des salaires, réduction du nombre de fonctionnaires, privatisations, suppression de toute règlementation qui pourrait entraver la libre marche du commerce. De par l’ampleur des mesures réclamées, le programme de la Troïka demandait de fait à la Grèce de renoncer en quelques années à tout ce qui ressemblait à une forme d’État-providence. Au-delà de l’avis que chacun peut avoir sur l’intérêt d’une politique de libéralisation violente, une autre donnée est à garder en mémoire : que l’État grec, tout clientéliste, inefficace et corrompu qu’il soit, constituait un des rares soutiens à la faible activité économique qui demeurait.
Depuis 2010, plus d’une dizaine de plans d’austérité se sont succédé, le gouvernement grec et la Troïka menant une politique déflationniste d’une ampleur rare sous le signe du plus grand « plan de sauvetage » économique de l’Histoire, les prêts à l’État grec se comptant en centaines de milliards de dollars. Les deux premiers programmes de sauvetage décidés en 2010 et 2012 atteignirent la somme de 245 milliards d’euros – une somme supérieure à 100% du PIB grec aujourd’hui. L’économie connut des transformations tout aussi inouïes : les réductions brutales des dépenses publiques, l’explosion des impôts, le renvoi de dizaines de milliers de fonctionnaires, l’âpre diminution des salaires et l’affaiblissement en chaîne des aides sociales portèrent un coup fatal au pouvoir d’achat, et les chiffres invraisemblables amorcèrent leur accumulation, à commencer par le chômage qui bondit à plus de 16% dès la mi-2011.
Les projections du FMI pour le PIB grec, respectivement en juin 2010, septembre 2010, décembre 2010, mars 2011, juillet 2011, décembre 2011 et janvier 2013 (courbe violette)[8]. Oui, la projection de 2013 prévoyait un retour de la croissance à la fin de l’année.
Le décalage entre la réalité et les attentes optimistes du FMI – qui prévoyait initialement un redémarrage de la croissance dès 2011 – s’explique pour plusieurs raisons : d’abord, une sous-estimation de l’importance du « multiplicateur fiscal » – c’est à dire, de l’effet qu’une dépense publique a sur l’économie. Jusqu’à début 2013, les organisations libérales partaient du principe que ce multiplicateur valait généralement 0,5 pour les pays occidentaux : c’est-à-dire que pour chaque euro investi par l’État, le PIB augmentait de 0,5 seulement. Inversement, diminuer les dépenses publiques aboutissait à une simple baisse de 0,5 euros du PIB. Ainsi, un plan d’austérité à 28 milliards devait donc réduire le PIB de quelque 14 milliards… Une baisse douloureuse, mais pas ingérable. Seulement, comme le FMI l’admit plus tard[9], celui-ci était en vérité autour de 1,7 en Grèce et tendait à augmenter au gré des coupes additionnelles. Les 28 milliards d’austérité se traduisaient alors par près de 41 milliards de pertes.
L’autre point faible de la politique de la Troïka concerne la déflation compétitive, et réside dans ce qu’on appelle la rigidité des prix, soit le décalage temporel entre la baisse des coûts de production et la baisse des prix : à moins de fixer administrativement les prix, il s’écoule toujours une période, plus ou moins importante, entre les deux. La théorie économique admet généralement que la première réaction d’un dirigeant d’entreprise face à une baisse des ventes est de diminuer le volume de la production plutôt que le prix de vente – une réaction tout à fait rationnelle en l’absence des informations nécessaires pour pouvoir évaluer la situation, et qui se traduit par une réduction du nombre d’heures de travail ou du nombre d’employés. En Grèce, ainsi, la pression sur les salaires a commencé dès 2010 et ne s’est fait ressentir sur les prix qu’à partir de 2013. Entre temps, la population gagne moins tandis que les prix stagnent, et perd donc du pouvoir d’achat, précipitant davantage l’économie dans la crise.
Ces deux défauts (entre autres…) ont donc abouti sur une récession sans précédent dans la Grèce moderne : la demande a plongée. Incapables de vendre, les entreprises ont commencées à faire faillite, générant davantage de chômeurs (donc davantage de dépenses pour l’État et moins de recettes), donc moins de demande – donc plus de faillites… obligeant l’État a rajouter de nouvelles taxes, à réduire à nouveau les dépenses et les salaires dans l’espoir de parvenir à maîtriser ses comptes, et donc… à réduire la demande. Quelques chiffres peuvent résumer ce triste bilan : depuis 2008, la Grèce a perdu 30% de son PIB[10] , 30% des entreprises de l’Attique, cœur économique du pays, ont fermé, près de 30% de la population active est au chômage[11], et un tiers de la population se trouve sous le seuil de pauvreté[12]. L’effet sur la dette a été terriblement contreproductif : malgré une coupe considérable d’un tiers de celle-ci en 2012, elle devrait atteindre 174% du PIB en 2014, à comparer aux 130% du début de la crise.
Sous l’ombre du Mémorandum, la vie quotidienne en Grèce est désormais bien loin de la folle décennie qui avait précédé. De fait, le pays se rapproche désormais plus des pays dits émergents que des pays développés, à ceci près que la seule chose à y émerger est un niveau de misère de plus en plus élevé. Le revenu des ménages grecs moyens a connu depuis 2008 une baisse aberrante de quelque 40%[13], rendant insolvables des centaines de milliers de ménages, désormais incapables de payer des impôts toujours plus élevés ou même de se fournir en électricité ou en gaz[14]. Forcés alors de se tourner vers d’autres formes de chauffage, les Grecs se sont mis à couper du bois et à le brûler – couvrant cet hiver les grandes villes d’un smog toxique[15] que le pays n’avait pas vu depuis le début des années 2000. Au cœur des services publics démantelés – et parmi lesquels on trouve aussi bien la télévision publique fermée sur simple décret, la justice devenue plus surmenée que jamais[16], les allocations chômages ou les pensions de retraite -, se trouve la santé publique, autrefois parmi les plus performantes d’Europe, privée de 40% de son budget depuis 2009. Sur la même période, les suicides ont augmenté, eux, de 40%, la mortalité infantile de 40%, et le nombre d’infections du SIDA a presque doublé entre 2008 et 2013. L’effet le plus symbolique est peut-être le retour de la malaria dans le pays pour la première fois depuis 40 ans[17]. Ça, ou le million de personnes sans accès à des soins[18], ou encore les 6 millions sans assurance santé[19] – dans un pays de 10 millions d’habitants. On pourrait poursuivre cette liste lugubre pendant longtemps, mais ça n’inciterait guère qu’à se passer la corde au cou soi-même. Le gouvernement, de son côté, paraît pourtant très optimiste : après tout, il doit bien y avoir des raisons à la « success story » évoquée plus haut. Et à première vue, des progrès considérables ont été achevés ces derniers mois : la Grèce disposerait non seulement d’un excédent budgétaire primaire, mais aussi d’une balance courante positive ! Et plus encore, elle ferait son grand retour sur les marchés financiers ! Même la presse s’empare de l’histoire[20] et applaudit les grandes réalisations gouvernementales. Voyons cela plus en détail.
Le peuple grec en 2037, heureux d’avoir pu rembourser sa dette publique.
Le budget, d’abord. Il s’agit d’un excédent primaire, c’est-à-dire que les recettes de l’État sont supérieures à ses dépenses avant paiement des intérêts de la dette. Cela ne veut pas dire, loin de là, que le pays est tiré d’affaire, mais qu’il peut payer une partie de sa dette. La dette grecque étant écrasante, le minuscule surplus enregistré par l’État en 2013 a donc un but plus indirect que de payer la dette de 2013 : l’équilibre budgétaire pour l’année était une des exigences de la Troïka pour le versement d’une partie de l’aide, et, surtout, il permet au pays de retourner sur les marchés financiers, voire de se séparer de sa dette actuelle. C’est en effet une des spéculations qui courent avec le plus de vigueur à propos de l’excédent primaire : la Grèce ne pouvait pas faire de défaut sur sa dette en 2010 sans déclencher un cataclysme financier en creusant de gros trous dans les comptes des banques européennes. Depuis lors, les prêts accordés par la Troïka ont en quelque sorte servi à transférer la dette grecque des poches des banques privées à celles de la Banque Centrale Européenne – qui détient aujourd’hui entre 80 et 90% de la dette hellène. Le pays serait donc aujourd’hui en mesure de négocier un effacement partiel avec la Troïka – les dernières discussions sur ce point ont eu lieues en septembre à Paris, et semblent indiquer que le pays et la Troïka se dirigent plutôt vers un allongement substantiel de la durée des titres de dette, mais la question n’est pas encore réglée : elle sera débattue courant novembre. C’est sous cet angle qu’il faut comprendre les annonces récentes du retour de la Grèce sur les marchés financiers : tant que sa dette était dans des mains privées et à un niveau insoutenable, il était à craindre que, tôt ou tard, le pays fasse défaut et que ceux qui lui avaient prêté y laissent des plumes. Par conséquent, les seuls prêts que les marchés financiers lui consentaient étaient à taux très élevés. En revanche, puisque la dette est à présent détenue par les institutions européennes, le secteur privé peut prêter à nouveau sans (trop) s’inquiéter au pays : si défaut il y a, il ne l’affectera pas. Ce n’est donc pas la situation économique qui s’est améliorée, mais la sûreté de la dette grecque, ce qui sont, on le voit, deux choses fort différentes.
La balance courante est encore une autre affaire – et derrière le succès apparent se cache un autre tragique effondrement.
En milliards d’€. L’origine de la crise : la balance courante de la Grèce de ces 13 dernières années[21]
La balance courante, c’est simplement le rapport entre les importations et les exportations de biens et de services, plus divers transferts financiers. Une balance en surplus indique qu’un pays exporte davantage qu’il n’importe et gagne de l’argent, alors qu’une balance déficitaire indique qu’il importe davantage qu’il n’exporte, que son argent part donc à l’étranger et qu’il consomme plus qu’il ne produit. Là encore, l’équilibre a été atteint avec une rapidité phénoménale : pour la première fois depuis des décennies, la Grèce a exporté davantage qu’elle n’a importé. Cela est vrai. Mais est-ce que cette situation est une bonne nouvelle en soi ? Un déficit commercial, surtout de l’ampleur du déficit grec, pose de nombreux problèmes. Mais la réduction de celui-ci a eu un coût. Comme expliqué précédemment, l’objectif de la Troïka était de rendre la Grèce compétitive, en réduisant ses coûts de production, ce qui devait favoriser ses exports, et donc équilibrer sa balance commerciale. Or, les exports ont massivement diminué après 2008, et n’ont depuis lors toujours pas retrouvé leur niveau antérieur[22]. Puisque la Grèce n’exporte pas plus qu’auparavant, d’où vient donc cet équilibre ? En vérité, il provient de la chute continue des importations, plus basses encore en 2013. Et si les importations d’avant 2010 étaient insoutenables quand il s’agissait d’acheter des télévisions neuves ou des voitures dernier cri, il ne faut pas oublier que les importations sont aussi essentielles… pour le développement des entreprises. Machines-outils, ordinateurs, matières premières ; autant de choses
que le pays ne produit pas et dont son économie a besoin pour fonctionner. De fait, l’équilibre de la balance commerciale concorde surtout avec la chute continue de l’investissement et la fermeture progressive des entreprises grecques. La baisse des imports n’est pas qu’une traduction de l’incapacité des Grecs à désormais financer un niveau de vie digne, elle signale tout autant combien le tissu économique s’est délité et combien toute reprise est hors de propos. Les discours sur l’ « amélioration » de la compétitivité prix ne se traduiront pas en progrès de l’exportation si l’appareil productif est par ailleurs incapable de se moderniser ou même de renouveler son équipement. Sans investissement, sans appareil productif à remettre en marche – mais aussi sans infrastructures, sans personnel éduqué et formé, sans police… -, la Troïka pourra libéraliser tout son soûl l’économie grecque : aucun redémarrage n’est possible. Au mieux, et c’est ce qui semble attendre le pays dans les années à venir, une longue, longue stagnation l’attend.
Notes de bas de page et références
[8] IMF, Greece : Ex Post Evaluation of Exceptional Access Under the 2010 Stand-By Arrangement, juin 2013, page 13
[9] « Lagarde : IMF’s admission of error on fiscal multipliers for Greece « a matter of honour » », Capital.gr, 11 décembre 2013, http://english.capital.gr/News.asp?id=1923156
[10] Soit un PIB nominal de 341 milliards de dollars en 2008 et de 241 milliards en 2013.
[11] Soit environ 1,3 million de chômeurs sur une force de travail de 5 millions.
[12] Soit environ 3,8 millions de personnes sur une population d’environ 10 millions. « Greece tops eurozone poverty rate », Enetenglish.gr, 24 juillet 2014, http://www.enetenglish.gr/?i=news.en.article&id=2040
[13] “Antonis Samaras: I’d like to add to this that first of all I fully agree that the growth orientation is the most important path for everyone in Europe especially for countries that had crisis, the way that Greece had. Six consecutive years of recession. We have lost more than 25% of our GDP. If you add to these taxes and inflation, the average disposable income of the average Greek has gone down by something like 40%.”, intervention du Premier Ministre Grec lors d’une rencontre avec le Premier Ministre Italien Enrico Letta, 21 octobre 2013, http://www.primeminister.gov.gr/2013/10/21/12435
[14] « 350k Greek households without electricity thanks to property tax », Keeptalkingreece.com, 13 novembre 2013, http://www.keeptalkinggreece.com/2013/11/13/350k-greek-households-without-electricity-thanks-to-property-tax/
[15] « Emergency measures unveiled to combat smog over Greek cities », Ekathimerini.com, 26 décembre 2013, http://www.ekathimerini.com/4dcgi/_w_articles_wsite1_1_26/12/2013_533814
[16] « Greek justice slower despite reform efforts during crisis », MacroPolis.gr, 18 mars 2014, http://www.macropolis.gr/?i=portal.en.society.1029#sthash.swACu2sv.uxfs
[17] « Malaria returns to crisis-torn Greece », The Telegraph, 22 octobre 2012, http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/greece/9626423/Malaria-returns-to-crisis-torn-Greece.html
[18] « Tough austerity measures in Greece leave nearly a million people with no access to healthcare, leading to soaring infant mortality, HIV infection and suicide », The Independent, 21 février 2014, http://www.independent.co.uk/news/world/europe/tough-austerity-measures-in-greece-leave-nearly-a-million-people-with-no-access-to-healthcare-leading-to-soaring-infant-mortality-hiv-infection-and-suicide-9142274.html
[19] « No health insurance for 6M Greeks », Greekreporter.com, 19 septembre 2013, http://greece.greekreporter.com/2013/09/19/no-health-insurance-for-6m-greeks/
[20] « Greece is pulling off an amazing recovery », Peter Coy, Ekathimerini.com, 27 Mars 2014, http://www.ekathimerini.com/4dcgi/_w_articles_wsite3_1_27/03/2014_538511
[21] En milliards d’euros. Source : Banque de Grèce, http://www.bankofgreece.gr/Pages/en/Statistics/externalsector/balance/basic.aspx
[22] Les revenus totaux du pays dans la balance courante sont passés de 66,3 milliards d’euros en 2008 à 51,9 en 2009, et 61,7 en 2013.